Chroniques de l'oubli - le Déclin
La géographie changeante d’Abrasia – an 1
Le relèvement - an 1 à 140
Lumière d'Ormandus en vos coeurs et que mon respect infini s'étale à vos pieds vénérables. Lumière d'Ormandus Magelstaq en vos âmes.
Les quotas réglementaires d'admission dans notre très révérée institution ont encore une fois été atteint de justesse. Nous avons été obligés de baisser nos exigences pour pouvoir recevoir le nombre minimum d'apprentis pour lequel nous percevons la subvention royale de Saémer Cyri'Andil sur les institutions d'intérêt magique !
Sur les cent quarante-huit étudiants que nous recevons cette année, je peux vous dire d'ores et déjà qu'une vingtaine sont des idiots finis, une cinquantaine sont des incapables et quatre-vingt d'entre eux sont les deux à fois ! J'attends avec impatience le cours de pyromancie pour qu'une boule de feu nous soulage de ce terrible fardeau (nous suivons bien évidemment vos prérogatives concernant les élèves décédés, nous ne prévenons pas leurs parents afin de continuer à toucher la subvention royale, puis nous signalons leur disparition dans les travaux d'exploration de la faille nouvellement apparue au Nord de la Bordure. Quelle sagesse en vos encéphales !).
Pire que tout, pour vous dire à quel point notre très noble académie est affligée, nous avons même du recevoir une étudiante demi-orc. Nous n'avons su la disqualifier car, malgré l'horreur de sa bâtardise, elle montrât bien plus de talent que l'ensemble des autres abrutis que nous avions acceptés.
Je ne vois malheureusement pas d'issue heureuse à cette situation. Aucun des impétrants de cette promotion n'a l'étoffe de devenir un jour un grand mage, un professeur de magie et certainement pas rejoindre un jour votre très sublime Conseil. Et pour être parfaitement honnête avec vos éblouissantes personnes, mes professeurs commencent à fatiguer. Ils impressionnent aisément les élèves (évidemment ceux-ci restent bouches bées pour peu que l'on sache faire léviter une vachemouth), mais je peux bien voir que leurs forces ne sont plus les mêmes, l'énergie magique qui coule dans leurs veines n'est plus celle d'autrefois.
Excellences, je vous adresse mes salutations les plus admiratives. Puisse la lumière d'Ormandus à jamais résider en vos personnes.
Evan Boistordu, recteur de la très vénérable Académie Arcanique de Blanchegarde
L’éveil des dormeurs - an 170 à 220
Les signes ignorés - an 170 à 184
La moisson des vivants - an 184 à 187
L’ère des héros - an 220 à 250
La mort des Dieux - an 250 à 271
Le dernier souffle - an 271 à 498
Le règne du corbeau à trois pattes - an 498 à présent
Une pluie de flammes - an 498 à 499
La régence
Ces pages de mes mémoires concernent les moments les plus récents d'Abrasia. Mes forces me quittent mais je dois quand même écrire ces dernières lignes. Je ne sais à qui je les laisserai, ni pour qui elles auront de la valeur car bientôt ce monde ne sera plus... mais il y a certaines choses que je sais, car j'ai connu l'Arc-Régente Luth en personne.
Plusieurs fois je lui ai présenté mes collections d'antiquités et d'artefacts magiques que je conserve dans la réserve de ma boutique. Je me souviens de la première fois que je l'ai rencontrée, dans l'imposante salle du trône. Deux porteurs impériaux portaient un coffre qui contenait les objets de ma collection qu'elle avait demandé à voir. Elle, assise sur le trône, me scrutait avec des yeux perçants qui brûlaient ma peau. A ses côtés les pires ennemis d'Abrasia me regardaient avec mépris et surprise qu'un gueux tel que moi ait pu être convoqué par Luth en personne. Les lieutenants de sa garde rapprochée se tenaient auprès d'elle, Argo le pilote d'aéronefs, Yao Lin la tombeuse de murailles, Vélin le commandant de la Patrouille Ming et tant d'autres. D'autres personnages aux motivations plus troubles étaient présents dans la salle, en retrait ou à l'ombre d'une colonne. J’aperçus Idrik le chef du Gant Noir, Tagaan'huura la mère matrone de Salendys ainsi que Maeglin le barde elfe. Face à cette assemblée j'étais seul, écrasé par les immenses tapisseries rouges qui, du haut des plafonds, tombaient et affichaient l’emblème du Corbeau à Trois Pattes.
Étrangement, le regard de Luth finit par m'envelopper et je me sentis presque protégé du mépris des courtisans. Ce jour-là, elle m'avait demandé d'apporter les objets en ma possession qui avaient appartenu aux Théocides. J'emmenai les robes enchantées d'archimages qui avaient été frappés par la foudre d'Ilmater, les reliques d'Ezrin, le premier primordial que la secte était parvenue à tuer, des parchemins magiques, des missives écrites dans des langages inconnus et un mobile modélisant l'orbite d'étoiles et de planètes autour d'Abrasia. Luth se leva alors de son trône et la chaleur de laquelle elle m'enveloppait déjà devint plus forte, plus apaisante. J'avais l'impression d'être plongé sous l'eau, les oreilles bouchées et un sentiment de flottement... Pourtant je savais qui était Luth, les horreurs qu'elle avait ordonnées, les massacres dont elle s'était rendue coupable, le monstre qu'elle était. Mais impossible en sa présence de ne pas se sentir appartenir à un courant plus puissant que celui que l'on suit quand on est un simple mortel. J'avais souvent entendu parler les guerriers qui avaient combattu durant la guerre de la Pluie de Flammes (Impériaux comme Abrasiens). Tous faisaient état de la puissance qu'avait la commandante sur leurs cœurs quand elle était présente sur le champ de bataille, ce qui se produisait souvent puisqu'elle semblait prendre un plaisir extrême à manier le sabre.
Luth observa rapidement les objets que je lui présentais, s'arrêtant plus longuement sur ceux qui l'intéressaient. Elle sembla lire avec beaucoup d'attention les missives dont je n'avais même pas réussi à identifier le langage. Elle prit dans ses mains une des robes foudroyées par la fureur divine et, comme si elle était entrée en état de transe, elle ferma les yeux et resta immobile plusieurs minutes. J'ignore si les autres personnes dans la salle le remarquèrent, car tous avaient soudain l'air de s'ennuyer terriblement, mais la robe turquoise s'illumina et quelque chose se passa entre l'habit et l'Arc-Régente. Elle ouvrit les yeux et posa sur moi un regard avide, ses pupilles s'étaient rétrécies comme celles d'un reptile. Ses lèvres s'étirèrent alors dans un rictus qu'aucun humain ne pouvait afficher sans déformer son visage. Sa bouche s'étira en une fine fente pour devenir un sourire qui remontait jusqu'à ses oreilles. Seules deux canines acérées dépassaient de la commissure de ses lèvres.
« Je vais garder les lettres, déclara-t-elle. Tu peux remporter le reste, vieil homme.
— Comme il vous siéra, votre Grâce. lui répondis-je en tentant de garder ma consistance. J'espère qu'elles seront à la hauteur de vos attentes.
— Je te redirai cela lorsque j'aurai fini de les traduire. En attendant, poursuis ton œuvre, nous nous reverrons bientôt. »
Elle était ainsi, d'une curiosité rare et d'une intelligence exceptionnelle. D'aucun aurait pensé que ce n'était qu'une brute ou alors seulement la plus grande stratège de l'armée impériale, mais en réalité elle était beaucoup plus que cela. Elle passa un mois à traduire les lettres. C'est elle qui les traduisit, pas un quelconque érudit ou un comité de savants, elle. En plus de gérer les affaires du royaume la journée, de tenir les audiences à la cour une fois par semaine, d'organiser des bals le soir, donner des ordres à ses lieutenants à chaque heure, elle trouvait le temps et l'énergie d'errer la nuit dans les bibliothèques de la Citadelle Noire. Ce qu'elle avait trouvé dans ces lettres sembla la remplir d'une joie profonde et brûlante. Durant les autres visites que je fis à l'Arc-Régente, je ne pus m'empêcher de remarquer que les accoudoirs du trône de bois était chaque fois un peu plus noircis, comme si au contact de sa peau ils se consumaient.
Un jour elle vint me rendre visite dans ma boutique, seule et sans escorte (qui aurait jamais tenté d'atteindre à sa personne de toutes manières ?). Elle s’enquit de tous les objets disposés sur les étagères, voulut savoir leurs histoires, leurs origines, qui avaient été leurs propriétaires. Puis elle s'attarda sur une pierre de Soleil qui avait certainement appartenu à Fanwin Elm, un des premiers de sa lignée à avoir débarqué en Abrasia. Nous eûmes alors une conversation infinie sur les premiers peuples d'Abrasia. Elle me posait alors des centaines de questions dont elle attendait avidement les réponses et quand nous abordions des sujets sur lesquels j'étais moins à l'aise, c'est elle qui prenait la posture de professeure et m'enseigner ce que j'ignorais sur mon propre pays. « C'est écrit dans les mémoires de Romueldir, les Fruits d'Imyrts Hashe... comment peux-tu faire ce métier sans avoir lu ce livre ? » Nos conversations étaient, je dois l'avouer, passionnantes. Sa curiosité ne faiblissait pas, elle absorbait tous les livres que je lui recommandais et tous les histoires que je lui racontais. Loin de l'image qu'elle renvoyait de conquérante infâme d'Abrasia, Luth cherchait surtout à comprendre ces terres, à les faire siennes en apprenant tous ses secrets. Un jour je lui demandai alors qu'elle était venue étudier l'arrière-boutique de mon échoppe :
« Votre Grâce, comment cela se fait-il que vous soyez tant intéressée par le passé d'Abrasia ?
— Abrasia est une terre pleine de mystères et de magie. Elle est à la croisée des chemins de grandes puissances et de terribles entités. Vous vous ne pouvez pas le sentir, mais des choses qui vous dépassent ont lieu sur ces terres et vous en êtes à la fois les victimes et les pantins. me répondit-elle.
— Mais, votre Grâce, cela fait déjà presque dix ans que vous me demandez de vous présenter des antiquités, que vous écumez la bibliothèque du palais, que vous interrogez les voyageurs et les bardes. Pendant ce temps le royaume se meurt dans son immobilisme. osé-je lui faire remarquer.
— Le royaume ne se meurt pas, objecta-t-elle avec un sourire malicieux, vivre la fin de sa vie c'est toujours vivre... Vous, les mortels, vous êtes toujours pressé d'atteindre un objectif, quel qu'il soit. Mais votre monde est bien plus complexe que ce qu'une âme pressée peut comprendre. Cela fait dix ans que je suis là, que j'interroge les savants, que j'étudie vos reliques, que je lis vos livres, que je sens les énergies magiques qui entourent les temples ? Dix ans que j'explore les mines scellées sous la Citadelle Noire ? Dix ans que je m'entretiens avec les démons et les fées qui traversent cette portion du plan matériel ? Certes, et je n'en suis qu'au début. A celui ou celle qui sait prendre suffisamment de recul, les pièces du puzzle prennent forme et finissent par s'assembler. Ne vois-tu pas qu'Abrasia est telle un miroir brisé en un millier de facettes et dont chaque fragment, s'il est repositionné à son emplacement exact, s'assemble aux autres pour renvoyer l'image d'un monde perdu ? »
Je ne répondis rien et restait comme tétanisé face à cette déclaration, jamais l'Arc-Régente ne s'était tant ouverte à moi.
« Non, évidemment tu ne comprends pas, et j'en ai déjà trop dit. Peut-être devrais-je simplement te tuer ce serait plus simple. Mais tu as encore ton rôle à jouer, je te laisserai donc en vie après tout. Regarde-moi Alacanth, regarde-moi bien. D'où penses-tu que je vienne ? Où penses-tu que je vais ? Crois-tu vraiment que dix ans passés à m'imprégner de cette terre soient beaucoup pour moi ? »
Et elle avait raison, je pouvais le sentir qu'à son échelle, dix ans c'était peu. Mais c'eut été ne pas lui rendre grâce que de réduire son action à ses seules études qu'elle menait sur Abrasia. Luth savait s'entourer de personnes extrêmement compétentes et elle savait, surtout, les diriger. Elle les guidait pour qu'ils accomplissent sa pensée presque inconsciemment. C'est elle qui suggéra au général Lei Tong la construction des Domaines fortifiés de Qamah, puis qui le nomma administrateur de la production agricole. C'est aussi elle qui insuffla la doctrine du Vivre et laisser mourir qui transforma profondément le paysage géopolitique d'Abrasia. Elle fit fortifier certaines villes, fit bâtir de nombreux bastions le long des routes commerciales qui acheminaient le Kaolin. Lentement mais sûrement elle introduit la culture impériale auprès des nobles d'Abrasia. Les plus dociles changèrent leurs demeurent pour les faire ressembler aux pagodes impériales et adoptèrent les principes du Vuang Xi. Au fil des années, Luth n'avait plus qu'à ouvrir la main pour que toute la vieille aristocratie d'Erionth vienne lui manger dedans. Cette victoire culturelle fut encore plus terrible que celle qu'elle avait remporté par le fer.
« Ce n'est pas tout de remporter une guerre, m'avait-elle une fois confié alors qu'elle explorait ma réserve, l'important est que dans un siècle la terre que tu as gagné reste tienne. C'est ainsi que pensent les stratèges de l'Empire Boréal. Qu'adviendra-t-il le jour où les troupes impériales se retireront ? Est-ce que les Abrasiens se sentiront faire partie de l'Empire où est-ce qu'ils se rebelleront immédiatement contre nos institutions ? Ma tâche est de repérer les régions qui me seront fidèles et les faire prospérer, et c'est aussi de savoir celles qui jamais ne se soumettront et de les laisser mourir. — "Vivre et laisser mourir", dis-je presque machinalement. — C'est cela, tu comprends bien mieux que ces balourds de militaires, reprit-elle. Nombreux sont ceux qui pensent que l'on soumet un peuple par les armes, mais si c'était le cas je serais déjà la reine du monde. On soumet les peuples non pas par la force, mais par l'histoire, par la musique, par les bardes et les ménestrels, par les illusions, les chansons, les légendes, les coutumes. L'or est une illusion qui permet d'acheter bien des cœurs qui iront chanter des chansons en ton nom. Il en faut. Le fer également permet d'écrire des histoires, mais crois moi, aucune cicatrice ne reste aussi profondément gravée dans la mémoire d'un peuple que celle qui est taillée par une plume. »
Ce jour-là je compris beaucoup mieux Luth, sa stratégie et ses ambitions. Non, Luth ne voulait pas soumettre Abrasia, Luth voulait posséder Abrasia. Que cette terre soit profondément la sienne, qu'elle soit modelée à son image, selon ses plans et d'après sa vision. Elle voulait qu'Abrasia soit un chien perdu qui, ne sachant où aller, ne suivrait que sa maîtresse.
Mais ce n'était pas le seul dessein de Luth. Asservir un royaume, bien que ce fut distrayant, n'était pas sa principale motivation. Je m'en rendis compte au fur et à mesure des années qu'elle me convoquait dans la salle du trône ou qu'elle me rendait visite dans ma boutique. Ses recherches convergeaient et la menaient toujours vers des lieux particuliers d'Abrasia : la ville en ruine de Théia, le lac de la Cité des Exilés, une caverne dans les Montagnes de Krijia, le centre de la Baie d'Argent, la Mine de Selzend, le lieux de la bataille de Fingun'Elm, le Lac Linaewen, les vestiges de l'école de magie d'Ormandus, le désert d'Ounkatoun, la ville de Patience et tant d'autres encore, connus ou inconnus, en surface où dans l'Abîme sombre. Elle les appelle des "lieux de pouvoir" car ils renferment une énergie toute particulière. Certains y passeront sans se rendre compte d'où ils sont tandis que d'autres se sentiront emplis de puissance au contact de la moindre pierre. Les Néruviens appellent cette énergie "Ki", "Magie", "Volonté divine", "Sorcellerie" ou même "Puissance de la nature", mais Luth y a vu quelque chose de différent.
Je ne sais de quoi il s'agit et je pense que jamais je ne pourrai me prononcer à ce sujet. Elle ignore d'ailleurs que j'ai compris le sens de ses recherches, et si elle venait à le savoir elle mettrait immédiatement à exécution sa menace de mettre fin à mes jours. Mais j'ai compris que ces lieux revêtent une importance particulière pour elle et qu'elle apprend toujours plus à les connaître en épuisant la bibliothèque d'Erionth et en envoyant ses lieutenants sécuriser les lieux ou récupérer des artefacts. Quelque fois je l'ai même vue partir, quelques heures après avoir longuement parlé d'un de ces lieux. Elle quittait le palais vêtue d'une cape et armée de son sabre...
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