Chroniques de l'oubli - le Déclin Document in Abrasia0 | World Anvil

Chroniques de l'oubli - le Déclin

Ce document semble avoir été écrit de la main d’Alacanth Mnemoniaste, antiquaire dans la zone restreinte de la Citadelle Noire d’Erionth. Il fait partie d’un ensemble d’objets qui furent liquidés en 511 post Déclin suite à la perquisition de son office par le capitaine impérial Argo. Alacanth Mnemoniaste fut exécuté cette même année pour avoir facilité l’évasion de la prisonnière dite Leila, chevrière des Montagnes de Krijia.

La géographie changeante d’Abrasia – an 1

La mer s’abattit sur la Baie d'Argent et emporta des milliers de corps dans son sillage. Certains villages furent entièrement ravagés comme Faëlgand. La majorité des navires que les forgés) avaient construit disparurent ce jour que l’on marqua, bien plus tard, comme le premier de l’ère du Déclin.

J’étais jeune alors, mais je me souviendrai toujours de cette vision. J’accompagnais mon maître à la Citadelle Noire afin qu’il montre au roi Kenn Cyri'Andil les reliques extraordinaires que nous ramenions de Théia dans les Steppes Gelées. Nous montions les marches de la corniche nord, à mi-chemin entre l’entrée de la zone restreinte et le palais royal. Le vent violent nous fouettait les joues, mais je pensais que c’était l’altitude. Mon maître cependant s’arrêta et posa ses mains sur le parapet. Une vague titanesque, plus haute que tout ce que je n'avais jamais vu, avait rempli l'horizon. Elle s'approchait d'Erionth tellement vite que cet instant me parut durer un battement de ciles et lorsqu'elle fut assez proche du port de la ville et que je pu la comparer à ses bâtiments, j'estimai sa taille à huit fois celle du grand phare. Elle s'écrasa sur la cité comme le fléau écrase les côtes, dans un fracas intenable. Le bruit, je n'oublierai jamais le bruit de cette vague qui s'écrasa sur ma ville. Ce jour-là, la mer s’abattit comme une épée sur les Néruviens. Ce jour-là, le destin s’abattit comme une épée sur Abrasia. Le monde ne fut plus jamais le même, nos vies changèrent à jamais.

Il fallut des semaines, des mois, pour déblayer les dommages du ras de marée. Nous nous étions réfugiés chez un confrère de mon maître qui avait une boutique dans la zone restreinte. Celle dont plus tard j’hériterais. Les cadavres avaient pourri dans les rues de la ville où nous ne nous rendions plus. Les ravitaillements maritimes avaient et les navires de Clairécume s’étaient faits plus rares. Il semblait les elfes faisaient des réserves au lieu de commercer. Le choléra commença à se répandre à un rythme plus rapide que ce que les guérisseurs pouvaient soigner. Ce fut la première fois que j’eus l’impression d’observer une diminution des pouvoirs magiques de mes semblables.

On n’entendit plus parler d’Emésir pendant de longs mois. Non pas que l’on cherchât à s’enquérir de ce qui se passait en dehors d’Erionth à ce moment-là, mais on avait des nouvelles de Clairécume, on connaissait les dommages qu’avait subis Kelès. Mais un matin la corne du port sonna pour la première fois depuis la vague. Elle annonçait des navires inconnus à l’horizon. Quand ils furent assez proches, on distingua un ensemble de barques à fond plat, amarrées entre elles pour leur permettre de voguer tant bien que mal.

Il s’agissait de barges marchandes appartenant à la famille Ferberia, à l’époque où ce nom avait encore quelque honneur (l’honneur des Ferberia, encore quelque chose qui a disparu pendant le Déclin…). Habituellement ces navires voguaient sur le Fleuve Bleu, mais ils vinrent rapporter que le fleuve s’était asséché quelques semaines après la vague. Emésir perdit ce jour une grande partie de sa richesse et ses grandes familles se détournèrent alors peu à peu des simples activités commerciales afin de conserver leur puissance. Elle allait devenir le pire panier de crabes de la Baie d'Argent avec ses criminels portant tous fièrement le blason d’une famille ou d’une autre.

Plus tard, on apprit que Saline n’était plus qu’un champ de ruines. Saline, le joyau de l’Ouest, le siège de l’amirauté royale, le point de départ et d’arrivée de tous les voyageurs qui venaient d’au-delà de la Mer d'Argent. Toutes les caravelles, les galions, les frégates capables de naviguer en haute-mer avaient été déchiquetées par la vague. Et jamais plus nous ne furent capables de reconstruire de tels navires. Les flûtes pleines de marchandises, les marchés aux merveilles, le musée extraordinaire des explorateurs de Saline, les chantiers navals, les tavernes pleines d’ouvriers, de marins, de capitaines, l’Amirauté Royale… tout fut perdu. L’ouest, au-delà de la mer, redevint terra incognita pour nous. Ce n’est que lorsque les jonques de l’Empire Boréal vinrent déverser leurs armées en Abrasia, bien plus tard, que les anciens tels que moi se remémorèrent les temps où nous savions naviguer et que la Mer d'Argent n’était pas notre ultime frontière.

Il n’y eut pas de célébration de Forgeside à Erionth cette année. J’ignore si ce fût le cas ailleurs, mais les nouvelles que l’on entendait ici dans la zone restreinte de la Citadelle Noire n’avaient rien pour nous donner envie de nous réjouir. Quantités de grands Néruviens avaient péri, laissant le royaume orphelin de leurs forces et de leurs savoirs. Mais ce n’était pas la première fois que nous affrontions des temps difficiles, nous savions que nous relèverions la tête comme nous l’avions déjà fait dans le passé. Cela prendrait du temps, mais chacun voulait espérer.

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Le relèvement - an 1 à 140

Nous employâmes toute notre énergie à reconstruire le royaume. Ivreded Cyri'Andil fût le grand architecte de cette période, il y mis toute son âme et sa volonté pendant plus de quarante ans. Avec le recul cependant je réalise que certains de ses choix funestes condamnèrent le royaume. Je ne l'en blâme pas pour autant, personne n'aurait pu deviner en cette époque dévastée que nous aurions du renforcer nos écoles de magie au lieu d'envoyer toutes les jeunes gens du peuple vers des professions manuelles.

Des milliers de maçons, charpentiers, tailleurs de pierres, terrassiers, paveurs de rue, forgerons, mineurs, extracteurs, ingénieurs, architectes furent formés. Reconstruire devint la mission sacrée de toute une jeunesse, puis de la suivante et encore d'une autre. Pendant plus de cent ans on ne fît que cela. Et quand un bâtiment avait été reconstruit dans la précipitation, on le démolissait vingt ans plus tard pour le rebâtir avec plus d'application.

Mais les écoles de magie se vidaient progressivement sans que personne ne s'en aperçoive. Les recteurs des académies arcaniques n'osèrent d'abord pas faire état de cette situation. Il eut été impossible de se plaindre de manquer d'élèves alors que les jeunes se vouaient en masse à la reconstruction, tâche noble de l'époque. Cependant j'ai retrouvé une note écrite en 87 par Evan Boistordu, recteur de l'académie arcanique de Blanchegarde au Cercle des Mages.

Vénérables Maîtres du Conseil du Cercle des Mages,
Lumière d'Ormandus en vos coeurs et que mon respect infini s'étale à vos pieds vénérables. Lumière d'Ormandus Magelstaq en vos âmes.
Les quotas réglementaires d'admission dans notre très révérée institution ont encore une fois été atteint de justesse. Nous avons été obligés de baisser nos exigences pour pouvoir recevoir le nombre minimum d'apprentis pour lequel nous percevons la subvention royale de Saémer Cyri'Andil sur les institutions d'intérêt magique !
Sur les cent quarante-huit étudiants que nous recevons cette année, je peux vous dire d'ores et déjà qu'une vingtaine sont des idiots finis, une cinquantaine sont des incapables et quatre-vingt d'entre eux sont les deux à fois ! J'attends avec impatience le cours de pyromancie pour qu'une boule de feu nous soulage de ce terrible fardeau (nous suivons bien évidemment vos prérogatives concernant les élèves décédés, nous ne prévenons pas leurs parents afin de continuer à toucher la subvention royale, puis nous signalons leur disparition dans les travaux d'exploration de la faille nouvellement apparue au Nord de la Bordure. Quelle sagesse en vos encéphales !).
Pire que tout, pour vous dire à quel point notre très noble académie est affligée, nous avons même du recevoir une étudiante demi-orc. Nous n'avons su la disqualifier car, malgré l'horreur de sa bâtardise, elle montrât bien plus de talent que l'ensemble des autres abrutis que nous avions acceptés.
Je ne vois malheureusement pas d'issue heureuse à cette situation. Aucun des impétrants de cette promotion n'a l'étoffe de devenir un jour un grand mage, un professeur de magie et certainement pas rejoindre un jour votre très sublime Conseil. Et pour être parfaitement honnête avec vos éblouissantes personnes, mes professeurs commencent à fatiguer. Ils impressionnent aisément les élèves (évidemment ceux-ci restent bouches bées pour peu que l'on sache faire léviter une vachemouth), mais je peux bien voir que leurs forces ne sont plus les mêmes, l'énergie magique qui coule dans leurs veines n'est plus celle d'autrefois.
Excellences, je vous adresse mes salutations les plus admiratives. Puisse la lumière d'Ormandus à jamais résider en vos personnes.
Evan Boistordu, recteur de la très vénérable Académie Arcanique de Blanchegarde

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L’éveil des dormeurs - an 170 à 220

Les signes ignorés - an 170 à 184

Oh, comme les signes concordaient déjà ! Comme avec le recul il apparait évident que étions entré dans une nouvelle ère. Epuisement de la magie, affaiblissement de nos organisations (de notre capacité d'organisation même...), phénomènes surnaturels, frontières de moins en moins sûres. Tous les signes étaient là, mais ne nous jugez pas trop vite, ô lecteurs et lectrices qui avez l'avantage des siècles pour contempler notre époque. Nous avions encore, en l'an 170, un voile qui nous couvrait les yeux. Ce voile c'était l'espoir, l'incrédulité, nous pensions alors que chaque coup que le destin nous infligeait nous le rendrions et nous ferait grandir. Malheureusement, bien que nous l'ignorions, nous avions déjà perdu et notre dégringolade avait déjà commencé.

En l'an 168 d'une ère que nous appellerions bientôt Déclin, survint un incident remarqué de très peu d'historiens et qui fut le premier d'une nouvelle série de tourments pour les Néruviens. Le jeune Dénarion et ses parents, bergers borduriens, faisaient passer leur troupeau au-dessus de la Fissure de Mewit. Le pont de Khurgoz permettait, depuis des temps immémoriaux pour les bergers humains, de gagner un temps précieux dans la transhumance de printemps vers les montagnes du nord de Qamah. Les elfes noirs surgirent soudain sur le pont, prenant en tenaille la famille et, armés d'épées et d'arcs ils capturèrent les parents et décapitèrent l'enfant dont la tête fut cousue sur le corps d'une brebis. Les parents furent torturés sur place puis abandonnés. Ce n'est que quelques jours plus tard qu'ils furent retrouvés, à peine assez vifs pour témoigner avant d'expirer. Leur front portait une scarification de la forme de l'araignée de Lolth.

Cela faisait des siècles que l'on n'avait pas vu de drows à la surface, ils se terraient depuis le Schisme de Nadarah dans leur royaume des profondeurs que l'on appelle l'Outreterre. Ces adorateurs de la Déesse Araignée Lolth, Princesse Démone au service de Makith, avaient creusé des galeries sous tout Abrasia, forgé leurs armes de guerre, levé des armées, développé leur magie et dompté les bêtes les plus horribles des profondeurs. Nul ne sait ce qui les poussa à sortir à ce moment plutôt qu'à un autre, s'ils avaient déjà senti le Déclin arriver où s'ils étaient eux-mêmes part du Déclin sans en avoir conscience. Toujours est-il qu'ils s'en tinrent d'abord à des enlèvements et des expéditions exploratoires à la surface, des incendies de fermes, des pillages de hameaux. Cela dura quelques années et, même lorsque le roi vieillissant Gale Cyri'Andil se décida à envoyer quelques régiments, les elfes noirs restaient insaisissables. Ils déménageaient leurs avant-postes ou se terraient dans les profondeurs où aucune troupe n'était capable de les suivre, tant est si bien que la menace qu'ils représentaient ne fût pas prise au sérieux avant longtemps. Le roi avait d'autres problèmes plus pressants à gérer, les "fausses prophécies" sur la mort de Neru, les récoltes qui empiraient chaque année et les orcs qui s'organisaient de mieux en mieux à l'est. La machine infernale du Déclin était en marche.

La moisson des vivants - an 184 à 187

C'est en 184 que certains, parmi les castes les plus informées d'Abrasia, sentirent le vent changer... sentirent que le vent avait déjà changé. Une troupe de quatre-vingt soldats avait été envoyée à Raidecorde pour prêter main-forte au seigneur de Mantstripe. Cela faisait près de dix ans que les attaques des morts venant du Marais de Venim s'étaient faites plus intenses et, malgré les renforts, l'effectif des paladins s'était amenuisé. Le Château de Mantstripe avait tenu face aux horreurs du marais depuis des siècles face, mais personne ne se plaignait d'un renfort venu de la capitale. La troupe arriva au Printemps de cette année, menée par le colonel qamazith Elanquor Delavos. Composée de paladins aguerris et de clercs guérisseurs de la Main, elle établit une position forte près du Château et nettoya rapidement et avec ferveur la plaine des abominations. Mais Delavos avait un sentiment dont il n'arrivait à se défaire, ses paladins et divinateurs sentaient plusieurs points d'émergence de l'énergie nécrotique à plusieurs dizaines de lieues au Sud. Il s'aventura plus profondément dans le marais et fit la connaissance des prêtresses de Sillybir officiant à Mangrove. Les prêtresses combattaient depuis des temps immémoriaux les créatures maléfiques de ces lieux, notamment les terribles Bodaks, et elles le mirent en garde ne pas aller plus loin :

"Nous sommes trois églises à avoir établi nos places fortes ici. Nous avons beau ne pas être spécialement amis, nous poursuivons le même but, protéger les vivants des horreurs qui vivent dans le marais. Si vous restez en arrière de la ceinture que forment Borcienne, Mangrove et Classon, vous pouvez espérer vivre. Au-delà, je vous garantis que vous ne reviendrez jamais. Personne ne s'aventure en ces lieux maudits, à moins d'être déjà mort. Sinon, nous l'aurions déjà fait."

Delavos n'eut cure de cet avertissement et, à l'automne, il envoya une missive par messagers de Fédux au roi pour lui indiquer qu'il reviendrait avec la tête des nécromanciens responsables de cette horreur dans une boîte.

Le qamazith ne revint évidemment jamais, on n'est jamais l'attaquant dans le Marais de Vénim. Se battre contre des morts n'était pas la même chose que de se battre contre des orcs et conserver sa vie était déjà un triomphe que peu pouvaient espérer parmi ceux qui s'aventuraient dans les zones non cartographiées de ces lieux. Cependant le roi Allen Cyri'Andil fut fort courroucé car la missive avait été lue à voix haute à la cour royale et il était impossible pour le jeune monarque de laisser cet affront impuni. Toute sa crédibilité dépendait de la réponse qu'il apporterait à cette défaite. Malgré son jeune âge il savait pourtant les risques qu'encourait quiconque s'aventurait en ces terres honnies. A contre cœur il arma une légion de huit mille hommes et femmes, Paladins d'Ilmater, clercs de la Main, cavaliers des Steppes Gelées, hoplites qamaziths, sorcereurs du Cercle, ingénieurs Nain de Mek.

Cette armée d'élite partit d'Erionth tambours battants dans une fanfare de cors, trompettes et de cris. Elle était commandée par l'éclatant Maréchal Artemirian Tourgrise, vainqueur à maintes reprises des orcs lors de leurs récentes campagnes au Sud-Est des Plaines de Qamah. Sous son commandement avisé, jamais une garnison n'était tombée, malgré la férocité de plus en plus terrible des orcs. Tout Erionth, de Salendys à la Citadelle Noire était aux balcons ou dans la rue pour les voir, pour les admirer, pour les applaudir. Tous les capitaines recevaient de la foule subjuguée des couronnes tressées de fleurs, les jeunes filles et garçons coupaient des mèches de leurs cheveux qu'ils offraient à leurs aînés puis les embrassaient. Jamais partir en guerre ne fut aussi beau. Personne ne croyait, en cette veille de Forgeside de l'an 185 que cette expédition triomphale durerait plus de trois mois... encore moins deux années.

Aujourd'hui encore je pleure en pensant à toutes ces jeunes gens magnifiques, à toutes les fleurs qui ont plu sur eux, qu'ils ont accrochées à leurs armures et qui ont moisi avec leurs cadavres dans les eaux stagnantes de Vénim. La confrontation fut terrible, les combats abominables. Face aux morts, l'armée avançait, en tuait des centaines, mais par milliers ils revenaient. Les morts n'étaient pas la troupe désorganisée qu'ils s'attendaient à rencontrer. Dans une de ses missives au roi, Tourgrise explique même déceler l'esprit stratège d'une entité maléfique. Les premiers mois, il perdit huit cent combattants et il en perdit beaucoup plus dans l'année qui suivit... A l'issue de cette campagne il parvint au ziggourat d'un nécromancien qu'il soupçonnait d'être le maître de ces lieux. Il engagea la bataille et au prix de lourdes pertes il réussit à prendre son repère et à l'incendier. Il le fit couvrir d'eau bénite et de psaumes pour purifier les lieux pensant avoir conquis un territoire sur l'ennemi.

Cependant, malgré la chute du nécromant, le nombre des morts ne faiblissait pas. L'armée exténuée se replia sur les hauteurs où jadis trônait le ziggourat et établit un fort défensif. Les morts affluèrent alors par milliers, comme courroucés par un outrage terrible et animés d'une fureur vengeresses, et se déversèrent sur le camp. Les Néruviens parvinrent à tenir quatre-vingt-dix jours, menés par Artémirian Tourgrise qui restait infatigable dans la bataille comme dans le commandement.

Une nuit que la barricade Ouest était submergée, un paladin d'Ilmater vint à Tourgrise et lui dit qu'une puissance terrible s'approchait des assaillis. A la lueur de la Lune, les défenseurs virent alors se dessiner les silhouettes effroyables de trois nécromanciens sur leurs chevaux décomposés. Ils surplombaient le marais sur une colline grouillante de morts, leurs regards insoutenables avalaient le camp. Lorsqu'ils donnèrent l'assaut, les vivants surent qu'ils mourraient cette nuit. La bataille fut atroce, les blessures terribles et la mort encore plus insupportable. Avant de mourir au combat, Tourgrise convoqua l'archimage Arenacus, fidèle compagnon de route et frère d'arme depuis toujours, et le supplia de sauver sa peau avec un portail. Arenacus refusa d'abandonner Tourgrise mais il aperçut alors, dominant les trois nécromanciens qui allaient les massacrer, une liche dans son habit éthéré, tenant un sceptre de rubis entre ses doigts décharnés.

"Le roi doit savoir ce qui se trame ici-bas ! Fuis Arenacus, que notre sacrifice ne soit pas vain !"

L'archimage, déchiré par la douleur, saisit alors par le bras une jeune écuillère halfeline qui avait combattu sans jamais faiblir depuis l'entrée dans les marais. Il prononça les mots de téléportation pour s’échapper et, plus tard, il témoigna de l'anéantissement de la légion de Vénim, de la décimation des héros qui la composaient et de l'inépuisable puissance des nécromants et de la liche au sceptre de rubis qu'il avait aperçus dans ces marais effroyables.

En 187, le roi fit armer plusieurs légions et, humilié mais lucide, il leur ordonna de défendre le nord des Marais de Vénim, que jamais les morts ne puissent s'aventurer dans les terres des vivants. Au prix de pertes encore plus cuisantes, les morts furent contenus, les ordres de paladins sur place furent maintenus, mais jamais plus le royaume n'osa envoyer de troupes dans les Marais. Il eut fallu des dizaines d'années pour que l'armée royale puisse se reconstituer, qu'elle puisse éponger toutes les forces qu'elle avait perdue, mais elle dépensait déjà une énergie monumentale pour tenir ses positions aux frontières de Vénim et cela empêchait tout espoir qu'elle puisse un jour retrouver sa grandeur. Plus tard, les forces armées laissées sur places furent mobilisées pour faire face à d'autres menaces et la responsabilité de la défense fut laissée aux seules églises de Borcienne, Mangrove et Classon.

 

L’ère des héros - an 220 à 250

La mort des Dieux - an 250 à 271

Le dernier souffle - an 271 à 498

Le règne du corbeau à trois pattes - an 498 à présent

Une pluie de flammes - an 498 à 499

La régence

Ces pages de mes mémoires concernent les moments les plus récents d'Abrasia. Mes forces me quittent mais je dois quand même écrire ces dernières lignes. Je ne sais à qui je les laisserai, ni pour qui elles auront de la valeur car bientôt ce monde ne sera plus... mais il y a certaines choses que je sais, car j'ai connu l'Arc-Régente Luth en personne.

Plusieurs fois je lui ai présenté mes collections d'antiquités et d'artefacts magiques que je conserve dans la réserve de ma boutique. Je me souviens de la première fois que je l'ai rencontrée, dans l'imposante salle du trône. Deux porteurs impériaux portaient un coffre qui contenait les objets de ma collection qu'elle avait demandé à voir. Elle, assise sur le trône, me scrutait avec des yeux perçants qui brûlaient ma peau. A ses côtés les pires ennemis d'Abrasia me regardaient avec mépris et surprise qu'un gueux tel que moi ait pu être convoqué par Luth en personne. Les lieutenants de sa garde rapprochée se tenaient auprès d'elle, Argo le pilote d'aéronefs, Yao Lin la tombeuse de murailles, Vélin le commandant de la Patrouille Ming et tant d'autres. D'autres personnages aux motivations plus troubles étaient présents dans la salle, en retrait ou à l'ombre d'une colonne. J’aperçus Idrik le chef du Gant Noir, Tagaan'huura la mère matrone de Salendys ainsi que Maeglin le barde elfe. Face à cette assemblée j'étais seul, écrasé par les immenses tapisseries rouges qui, du haut des plafonds, tombaient et affichaient l’emblème du Corbeau à Trois Pattes.

Étrangement, le regard de Luth finit par m'envelopper et je me sentis presque protégé du mépris des courtisans. Ce jour-là, elle m'avait demandé d'apporter les objets en ma possession qui avaient appartenu aux Théocides. J'emmenai les robes enchantées d'archimages qui avaient été frappés par la foudre d'Ilmater, les reliques d'Ezrin, le premier primordial que la secte était parvenue à tuer, des parchemins magiques, des missives écrites dans des langages inconnus et un mobile modélisant l'orbite d'étoiles et de planètes autour d'Abrasia. Luth se leva alors de son trône et la chaleur de laquelle elle m'enveloppait déjà devint plus forte, plus apaisante. J'avais l'impression d'être plongé sous l'eau, les oreilles bouchées et un sentiment de flottement... Pourtant je savais qui était Luth, les horreurs qu'elle avait ordonnées, les massacres dont elle s'était rendue coupable, le monstre qu'elle était. Mais impossible en sa présence de ne pas se sentir appartenir à un courant plus puissant que celui que l'on suit quand on est un simple mortel. J'avais souvent entendu parler les guerriers qui avaient combattu durant la guerre de la Pluie de Flammes (Impériaux comme Abrasiens). Tous faisaient état de la puissance qu'avait la commandante sur leurs cœurs quand elle était présente sur le champ de bataille, ce qui se produisait souvent puisqu'elle semblait prendre un plaisir extrême à manier le sabre.

Luth observa rapidement les objets que je lui présentais, s'arrêtant plus longuement sur ceux qui l'intéressaient. Elle sembla lire avec beaucoup d'attention les missives dont je n'avais même pas réussi à identifier le langage. Elle prit dans ses mains une des robes foudroyées par la fureur divine et, comme si elle était entrée en état de transe, elle ferma les yeux et resta immobile plusieurs minutes. J'ignore si les autres personnes dans la salle le remarquèrent, car tous avaient soudain l'air de s'ennuyer terriblement, mais la robe turquoise s'illumina et quelque chose se passa entre l'habit et l'Arc-Régente. Elle ouvrit les yeux et posa sur moi un regard avide, ses pupilles s'étaient rétrécies comme celles d'un reptile. Ses lèvres s'étirèrent alors dans un rictus qu'aucun humain ne pouvait afficher sans déformer son visage. Sa bouche s'étira en une fine fente pour devenir un sourire qui remontait jusqu'à ses oreilles. Seules deux canines acérées dépassaient de la commissure de ses lèvres.

« Je vais garder les lettres, déclara-t-elle. Tu peux remporter le reste, vieil homme.
— Comme il vous siéra, votre Grâce. lui répondis-je en tentant de garder ma consistance. J'espère qu'elles seront à la hauteur de vos attentes.
— Je te redirai cela lorsque j'aurai fini de les traduire. En attendant, poursuis ton œuvre, nous nous reverrons bientôt. »

Elle était ainsi, d'une curiosité rare et d'une intelligence exceptionnelle. D'aucun aurait pensé que ce n'était qu'une brute ou alors seulement la plus grande stratège de l'armée impériale, mais en réalité elle était beaucoup plus que cela. Elle passa un mois à traduire les lettres. C'est elle qui les traduisit, pas un quelconque érudit ou un comité de savants, elle. En plus de gérer les affaires du royaume la journée, de tenir les audiences à la cour une fois par semaine, d'organiser des bals le soir, donner des ordres à ses lieutenants à chaque heure, elle trouvait le temps et l'énergie d'errer la nuit dans les bibliothèques de la Citadelle Noire. Ce qu'elle avait trouvé dans ces lettres sembla la remplir d'une joie profonde et brûlante. Durant les autres visites que je fis à l'Arc-Régente, je ne pus m'empêcher de remarquer que les accoudoirs du trône de bois était chaque fois un peu plus noircis, comme si au contact de sa peau ils se consumaient.

Un jour elle vint me rendre visite dans ma boutique, seule et sans escorte (qui aurait jamais tenté d'atteindre à sa personne de toutes manières ?). Elle s’enquit de tous les objets disposés sur les étagères, voulut savoir leurs histoires, leurs origines, qui avaient été leurs propriétaires. Puis elle s'attarda sur une pierre de Soleil qui avait certainement appartenu à Fanwin Elm, un des premiers de sa lignée à avoir débarqué en Abrasia. Nous eûmes alors une conversation infinie sur les premiers peuples d'Abrasia. Elle me posait alors des centaines de questions dont elle attendait avidement les réponses et quand nous abordions des sujets sur lesquels j'étais moins à l'aise, c'est elle qui prenait la posture de professeure et m'enseigner ce que j'ignorais sur mon propre pays. « C'est écrit dans les mémoires de Romueldir, les Fruits d'Imyrts Hashe... comment peux-tu faire ce métier sans avoir lu ce livre ? » Nos conversations étaient, je dois l'avouer, passionnantes. Sa curiosité ne faiblissait pas, elle absorbait tous les livres que je lui recommandais et tous les histoires que je lui racontais. Loin de l'image qu'elle renvoyait de conquérante infâme d'Abrasia, Luth cherchait surtout à comprendre ces terres, à les faire siennes en apprenant tous ses secrets. Un jour je lui demandai alors qu'elle était venue étudier l'arrière-boutique de mon échoppe :

« Votre Grâce, comment cela se fait-il que vous soyez tant intéressée par le passé d'Abrasia ?
— Abrasia est une terre pleine de mystères et de magie. Elle est à la croisée des chemins de grandes puissances et de terribles entités. Vous vous ne pouvez pas le sentir, mais des choses qui vous dépassent ont lieu sur ces terres et vous en êtes à la fois les victimes et les pantins. me répondit-elle.
— Mais, votre Grâce, cela fait déjà presque dix ans que vous me demandez de vous présenter des antiquités, que vous écumez la bibliothèque du palais, que vous interrogez les voyageurs et les bardes. Pendant ce temps le royaume se meurt dans son immobilisme. osé-je lui faire remarquer.
— Le royaume ne se meurt pas, objecta-t-elle avec un sourire malicieux, vivre la fin de sa vie c'est toujours vivre... Vous, les mortels, vous êtes toujours pressé d'atteindre un objectif, quel qu'il soit. Mais votre monde est bien plus complexe que ce qu'une âme pressée peut comprendre. Cela fait dix ans que je suis là, que j'interroge les savants, que j'étudie vos reliques, que je lis vos livres, que je sens les énergies magiques qui entourent les temples ? Dix ans que j'explore les mines scellées sous la Citadelle Noire ? Dix ans que je m'entretiens avec les démons et les fées qui traversent cette portion du plan matériel ? Certes, et je n'en suis qu'au début. A celui ou celle qui sait prendre suffisamment de recul, les pièces du puzzle prennent forme et finissent par s'assembler. Ne vois-tu pas qu'Abrasia est telle un miroir brisé en un millier de facettes et dont chaque fragment, s'il est repositionné à son emplacement exact, s'assemble aux autres pour renvoyer l'image d'un monde perdu ? »

Bibliotheque Erionth
by Andreas Rochas

Je ne répondis rien et restait comme tétanisé face à cette déclaration, jamais l'Arc-Régente ne s'était tant ouverte à moi.

« Non, évidemment tu ne comprends pas, et j'en ai déjà trop dit. Peut-être devrais-je simplement te tuer ce serait plus simple. Mais tu as encore ton rôle à jouer, je te laisserai donc en vie après tout. Regarde-moi Alacanth, regarde-moi bien. D'où penses-tu que je vienne ? Où penses-tu que je vais ? Crois-tu vraiment que dix ans passés à m'imprégner de cette terre soient beaucoup pour moi ? »

Et elle avait raison, je pouvais le sentir qu'à son échelle, dix ans c'était peu. Mais c'eut été ne pas lui rendre grâce que de réduire son action à ses seules études qu'elle menait sur Abrasia. Luth savait s'entourer de personnes extrêmement compétentes et elle savait, surtout, les diriger. Elle les guidait pour qu'ils accomplissent sa pensée presque inconsciemment. C'est elle qui suggéra au général Lei Tong la construction des Domaines fortifiés de Qamah, puis qui le nomma administrateur de la production agricole. C'est aussi elle qui insuffla la doctrine du Vivre et laisser mourir qui transforma profondément le paysage géopolitique d'Abrasia. Elle fit fortifier certaines villes, fit bâtir de nombreux bastions le long des routes commerciales qui acheminaient le Kaolin. Lentement mais sûrement elle introduit la culture impériale auprès des nobles d'Abrasia. Les plus dociles changèrent leurs demeurent pour les faire ressembler aux pagodes impériales et adoptèrent les principes du Vuang Xi. Au fil des années, Luth n'avait plus qu'à ouvrir la main pour que toute la vieille aristocratie d'Erionth vienne lui manger dedans. Cette victoire culturelle fut encore plus terrible que celle qu'elle avait remporté par le fer.

« Ce n'est pas tout de remporter une guerre, m'avait-elle une fois confié alors qu'elle explorait ma réserve, l'important est que dans un siècle la terre que tu as gagné reste tienne. C'est ainsi que pensent les stratèges de l'Empire Boréal. Qu'adviendra-t-il le jour où les troupes impériales se retireront ? Est-ce que les Abrasiens se sentiront faire partie de l'Empire où est-ce qu'ils se rebelleront immédiatement contre nos institutions ? Ma tâche est de repérer les régions qui me seront fidèles et les faire prospérer, et c'est aussi de savoir celles qui jamais ne se soumettront et de les laisser mourir. — "Vivre et laisser mourir", dis-je presque machinalement. — C'est cela, tu comprends bien mieux que ces balourds de militaires, reprit-elle. Nombreux sont ceux qui pensent que l'on soumet un peuple par les armes, mais si c'était le cas je serais déjà la reine du monde. On soumet les peuples non pas par la force, mais par l'histoire, par la musique, par les bardes et les ménestrels, par les illusions, les chansons, les légendes, les coutumes. L'or est une illusion qui permet d'acheter bien des cœurs qui iront chanter des chansons en ton nom. Il en faut. Le fer également permet d'écrire des histoires, mais crois moi, aucune cicatrice ne reste aussi profondément gravée dans la mémoire d'un peuple que celle qui est taillée par une plume. »

Ce jour-là je compris beaucoup mieux Luth, sa stratégie et ses ambitions. Non, Luth ne voulait pas soumettre Abrasia, Luth voulait posséder Abrasia. Que cette terre soit profondément la sienne, qu'elle soit modelée à son image, selon ses plans et d'après sa vision. Elle voulait qu'Abrasia soit un chien perdu qui, ne sachant où aller, ne suivrait que sa maîtresse.

Mais ce n'était pas le seul dessein de Luth. Asservir un royaume, bien que ce fut distrayant, n'était pas sa principale motivation. Je m'en rendis compte au fur et à mesure des années qu'elle me convoquait dans la salle du trône ou qu'elle me rendait visite dans ma boutique. Ses recherches convergeaient et la menaient toujours vers des lieux particuliers d'Abrasia : la ville en ruine de Théia, le lac de la Cité des Exilés, une caverne dans les Montagnes de Krijia, le centre de la Baie d'Argent, la Mine de Selzend, le lieux de la bataille de Fingun'Elm, le Lac Linaewen, les vestiges de l'école de magie d'Ormandus, le désert d'Ounkatoun, la ville de Patience et tant d'autres encore, connus ou inconnus, en surface où dans l'Abîme sombre. Elle les appelle des "lieux de pouvoir" car ils renferment une énergie toute particulière. Certains y passeront sans se rendre compte d'où ils sont tandis que d'autres se sentiront emplis de puissance au contact de la moindre pierre. Les Néruviens appellent cette énergie "Ki", "Magie", "Volonté divine", "Sorcellerie" ou même "Puissance de la nature", mais Luth y a vu quelque chose de différent.

Je ne sais de quoi il s'agit et je pense que jamais je ne pourrai me prononcer à ce sujet. Elle ignore d'ailleurs que j'ai compris le sens de ses recherches, et si elle venait à le savoir elle mettrait immédiatement à exécution sa menace de mettre fin à mes jours. Mais j'ai compris que ces lieux revêtent une importance particulière pour elle et qu'elle apprend toujours plus à les connaître en épuisant la bibliothèque d'Erionth et en envoyant ses lieutenants sécuriser les lieux ou récupérer des artefacts. Quelque fois je l'ai même vue partir, quelques heures après avoir longuement parlé d'un de ces lieux. Elle quittait le palais vêtue d'une cape et armée de son sabre...


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