BUILD YOUR OWN WORLD Like what you see? Become the Master of your own Universe!

Destination : Imperium Kathair

•••Ere du renouveau•••

separator

Préparatifs

J'avais couru dans les interminables couloirs surchargés de décorations et de sculptures, laides pour la plupart, qui n'étaient là dirait-on que pour entraver mon élan, jusqu'à rejoindre la chambre de mon maître dont j'avais ouvert la porte sans ménagement, au point qu'il en sursauta, couvrant ses notes d'une tache d'encre noire qui lui fit froncer les sourcils avec un mécontentement certain. Je lui avais probablement débité mes propos hors d'haleine avec une excitation digne d'un enfant recevant son premier cadeau lors du jour de l'Empereur, de sorte qu'il ne m'avait considéré qu'avec deux yeux ronds incrédules et emplis d'incompréhension.
Je lui agitais alors le vélin portant le sceau de l'université Fulcrum d'Hagerstern, qui m'avait autorisé à me joindre à l'expédition d'un émissaire de Sa Majesté Impériale, après moult atermoiements administratifs, afin d'asseoir mes connaissances et remettre en question mes certitudes quant à ma thèse inspirée des "coutumes et modes de vie du peuple Nain". Il la parcourut vivement de ses yeux de vieil homme aguerri à ce genre de tâches répétitives. Puis il releva son visage émacié et me sourit doucement, se levant avec précaution de sa chaire pour venir me tenir paternellement, à bout de bras, par les épaules. Sa voix effacée et éraillée par les années était difficilement audible, même à si courte distance, mais incroyablement apaisante. J'en venais même souvent à me demander s'il n'usait pas de quelque magie pour ainsi rasséréner les esprits.
- J'en suis heureux, Robert. Tu vas pouvoir étancher ta soif de savoir et de découvertes. C'est là un beau voyage que tu feras, et que bien peu de gens ont la chance d'accomplir. Tu as d'autant plus de fortune que tu feras partie de l'escorte d'un émissaire du Kaiser pour quelque tractation diplomatique ou commerciale que ce soit. Cela te permettra d'atteindre des sphères qui te seraient autrement inaccessibles. Tâche de plaire à cet émissaire, afin de te glisser dans sa poche quand il aura à rencontrer les grands Nains de ce monde, s'il ne s'agit pas d'un oxymore.
Je lui rendis un sourire béat, toujours habité par cette âme puérile, tandis qu'il ôtait ses mains effilées de mes épaules.
- Je ne vous décevrai pas, Meister ! Je rendrai compte de tout ce que je pourrai noter ou esquisser, afin que cela serve à alimenter les archives de l'université. Après avoir enrichi ma thèse, naturellement, dus-je reprendre comme pour me remettre sur le devant de la scène.
- Ne te déçois pas toi-même, dit-il les yeux plissés. Profite de ce périple pour enrichir ta vie, plutôt que ta thèse. Cette dernière n'est qu'un laissez-passer pour ton avenir d'érudit à l'université. Mais ta vie même sera celle d'un érudit si tu l'alimentes dûment, qu'importent les diplômes et les reconnaissances d'un cloître de connaissances empli de vieux illuminés et de jeunes sots prétentieux.
Je restai interdit, bouche bée un instant, puis me mis à rire à gorge déployée sans avoir pu m'en empêcher, comme la décence l'aurait imposé. Il me sourit alors avec malice et connivence.
- Je constate avec satisfaction que nous nous entendons. Ne perds pas cette exaltation en chemin, ni face aux obstacles qui s'y dresseront. C'est elle qui te donne cette âme singulière et curieuse de tout. Mets-la à profit, elle fera de toi quelqu'un dont on se souvient et qu'on admire.
Cette suggestion envahit mon esprit l'espace d'un instant. Je ne cherchais pas l'admiration, tout au plus la reconnaissance, et celle de mon maître supplantait pour l'instant tout autre. Peut-être était-il lui-même quelqu'un dont on se souvient. Moi-même, je m'en souviendrai jusqu'à ma mort. Si c'était là le sens profond de son propos, alors je m'efforcerais de lui ressembler.   Nous nous quittâmes dans une certaine langueur, sachant tous deux que le voyage durerait des mois, si ce n'est une année ou deux, dans l'hypothèse angoissante et à la fois excitante que des tribulations puissent entraver notre route, ou les pourparlers de l'émissaire une fois à destination. Il me fallait préparer tout le nécessaire à ma tâche, et de quoi me vêtir chaudement et durablement, fut-il précisé. La missive laconique, si l'on excepte les infinies formules de politesse, ne mentionnait pas de limite d'effets personnels, aussi eus-je songé que l'émissaire aurait certainement bien plus d'affaires que moi à emporter, et qu'il ne les charrierait pas lui-même sur ses épaules. Je n'avais que trois jours pour m'apprêter avant que les excursionnistes et moi ne nous rencontrions au palais impérial pour aborder en plus larges détails la teneur de l'odyssée. Le lendemain de cette rencontre se trouvait être le jour du départ pour rejoindre un navire fluvial qui nous emmènerait jusqu'à la mer, où un second bateau nous porterait jusqu'à la capitale Norskane, Isveggen.   ... Meister Schlauss nous a aimablement sollicité pour que vous joigniez cette expédition dans le cadre de votre thèse, Robert. Étant un de nos bons amis nous lui avons accordé cette faveur que les recteurs du département d'Histoire de Fulcrum n'auraient su obtenir. Il est cependant à noter que vous devrez vous conformer en tout lieu et tout instant aux directives de l'émissaire Desguises... Herr Robert ?...
Un objet métallique tinta telle une clochette et me sortit de ma torpeur éveillée. Le chancelier me considérait, le visage glabre penché vers le bas, par-dessus ses bésicles pendues au bout de son appendice nasal qui tenait plus du bec que du nez humain. Il maniait entre ses doigts ce qui ressemblait à un racloir pour ébavurer sa plume ou réparer quelque maladresse sur ses nombreux documents. Mais à le voir jouer adroitement avec l'objet qui virevoltait de doigt en doigt sans la moindre concentration apparente, il était évident qu'il s'en servait d'exutoire pour relâcher la tension qui résultait de son poste. Et c'était cet objet qui venait de frapper avec précision et légèreté une masse de bronze de conception artistique, qui servait bêtement de presse-papier, me ramenant ainsi à la discussion en cours, qu'une partie de moi écoutait néanmoins durant mes divagations. Il eut pourtant presque fallu que je secoue la tête pour véritablement rejoindre le monde réel.
- Je ne manquerai pas de remercier mein Meister, si j'ai l'occasion de le croiser d'ici demain. Et sinon, cela ne sera que pour le retour, dont j'espère rapporter davantage que ma reconnaissance. Et bien sûr, je serai sous les ordres de l'émissaire...
- Nous lui en ferons part si cela peut soulager votre conscience. Il n'est pas rare que nous nous surprenions à fréquenter les mêmes lieux de débauche quand nos tâches hebdomadaires sont accomplies, annonça-t-il sans la moindre congruité.
- Herr Von Toppenheim, maintenant que les présentations sont enfin faites, pouvons-nous hâter le discours ? Mon temps est précieux comme vous le savez.
L'interruption provenait de l'émissaire lui-même. Il avait tout d'un gandin, dignement installé sur son siège de velours rouge en bois sculpté comme s'il s'était agi d'un trône ; accoutré de riches vêtements ostentatoires et de coloris pour le moins douteux, sinon vulgaires ; un visage précieux dont l'attention qui y était portée rivalisait certainement avec les femmes les plus coquettes du pays, et par conséquent du monde. Mais le pire demeurait sa locution noble à l'excès, saupoudrée d'un léger accent d'une province quelconque de l'Empire, ajoutant une dose de pédanterie qui surpassait déjà tous les seuils de perception. Le chancelier rajusta ses bésicles pour tenir le regard de l'émissaire sans ciller avant de reprendre sur un ton presque taquin, oubliant même, volontairement, d'user du pluriel statutaire.
- Mais certainement Herr Desguises ! Je n'ai moi-même guère de temps non plus à vous accorder. Car, voyez-vous, j'ai déjà perdu près de vingt ans à devenir un adulte productif, encore que je ne sois pas certain de l'être intégralement, et presque le double dans cette antichambre funéraire de l'ennui à recevoir mille et unes doléances de nobliaux agaçants ou de simples gens méritants. Je vous fais grâce de la paperasserie impériale qui s'amoncèle quotidiennement et des lois qui modifient mes méthodes sans que je n'ai mot à dire, ni même que mes protestations puissent être entendues hormis par ce mobilier ici présent, qui je dois l'admettre, est l'un de mes seuls réconforts en cette aile palatiale. Cependant, ce brave garçon qui vous accompagnera se trouve être tout à fait du genre à me plaire, d'un point de vue purement spirituel, car il a la fougue de la jeunesse, denrée plus que rare dans cette morne capitale et particulièrement en ces lieux. Je m'adresserai ainsi à lui autant que je le jugerai satisfaisant, n'en déplaise à votre impatience guindée.
L'émissaire se tut tout au long de ce soliloque qui n'avait d'autre but que d'imposer la domination hiérarchique et d'ainesse du chancelier. Il ne laissait cependant rien paraître, bien trop fier pour faire le jeu de son interlocuteur. Ce dernier reprit par une inflexion marquant le schisme de comportement, et ainsi le fait qu'il était redevenu chancelier plutôt que l'homme qui tenait ce rôle.
- Or donc ! Nous vous avons informés du fait que vous partiriez par navire dès demain, un foncet pour être tout à fait exact, puis par une cogue qui longera la côte jusqu'à l'embouchure du fleuve Varelv, que vous emprunterez pour rejoindre la capitale Norskane, Isveggen, éponyme du lac. Là-bas, vous rencontrerez l'un de nos contacts habituels, Herleiv, un Norskan bien évidemment. Il sera votre guide dans la capitale, se chargera de préparer l'expédition et vous escortera jusqu'à Imperium Kathair par l'unique voie praticable. Il ne sera certes pas seul, puisqu'il vous faudra quelques animaux de bât de la région pour transporter votre petit matériel et le nécessaire pour ce long trajet.
- Mein Herr, combien de temps au juste est censée durer cette escapade, depuis Isveggen jusqu'à la cité naine ?
- Si l'on considère que vous n'emmènerez pas de Norskane, il insista sur le e final tout en appuyant le regard sur nous, et vous n'en emmènerez pas, quatre semaines complètes sans autre halte que le repos nécessaire à vous-mêmes et aux bêtes. Peut-être à peine moins si le ciel est clément, ce qui pourrait être le cas en plein été.
- Y a-t-il eu quelque mal par le passé pour avoir emporté une indigène d'Isveggen ? S'enquit l'émissaire, sans l'ombre d'une sournoiserie.
Le chancelier jongla un instant avec son jouet de métal avant de répondre en portant son regard exclusivement sur l'émetteur de la question.
- Le précédent émissaire, qui était beau garçon tout comme vous l'êtes, mais je l'espère sincèrement, moins diligent, trouva bon de s'enticher d'une femme lors de son séjour au milieu de ce brave peuple. Malheureusement, il a passé plus de temps à forniquer qu'à arpenter les sentiers nains, et son entrevue d'alors avec un haut dignitaire Nain s'est soldée par une vaste escroquerie à l'avantage des montagnards, trop absorbé je suppose à songer à la poitrine de sa compagne qu'à éplucher les documents subtils qui lui étaient présentés. Il va sans dire qu'il a fini désargenté, dépossédé et qu'il a désormais le plaisir de gésir dans un cachot quelconque du palais, s'il n'est pas déjà mort, pour avoir failli magistralement à sa tâche. Il s'est en plus fait voler une somme personnelle considérable par cette catin qui l'a mené par le bout du nez, mais cela importe peu à l'Empire. Je le répète donc, pas de femme, Ordéïde, Norskane, ou même Naine si vous aviez un certain goût pour la petitesse et le poil aux pattes.
- Soyez rassuré, Herr Von Toppenheim, j'ai déjà une fiancée que je dois honorer de cette promesse dès mon retour triomphal.
- C'est précisément ce qui nous inquiète...
L'émissaire retint, un brin trop tard tout de même, un air outré qui le fit tressaillir, comme s'il avait eu l'intention de se lever pour protester énergiquement. Le chancelier reprit sur une tonalité sarcastique similaire.
- Herleiv a de toute manière reçu consigne de vous dissuader de ce genre d'amusement s'il le jugeait susceptible de nuire à votre mission, émissaire, ou à votre avenir universitaire, Robert.
L'émissaire s'insurgea contre cette assertion, frappant de ses mains les accoudoirs moelleux qui rendirent son geste presque aussi grotesque que sa coiffure d'une mode très temporaire, du moins l'espérais-je.
- Comment donc ?! Un homme d'un autre peuple aura droit de m'interdire mes faits et gestes selon son propre jugement ? Mais qui est-il pour ainsi faire valoir son opinion par-delà la mienne !?
- C'est un homme du cru, qui connaît aussi bien les coutumes de son propre peuple que celles des Nains, capable, débrouillard, honnête, loyal, notamment grâce à sa forte rétribution pour votre escorte, et surtout un homme. Un homme mûr. Autrement plus que vous deux réunis. Cela étant, je me gausserais volontiers de vous voir tenter de lui résister, Herr Desguises.
- Je tiens à porter à votre connaissance que j'ai obtenu les plus hautes distinctions à l'académie militaire en ce qui concerne l'escrime, et que de fait, je ne craindrais pas d'affronter ce Norskan.
- J'ai lu et sais vos résultats à l'académie. Mais vous le craindrez d'autant plus qu'il fait bien deux têtes de plus que vous, qu'il pèse approximativement deux fois votre poids, et que vous irez sans arme aucune, puisque vous n'êtes qu'un émissaire, et que par conséquent vous jouirez d'une immunité diplomatique qui impose à la fois à autrui de ne pas pointer d'arme sur vous, ni l'absolu contraire.
- Sans arme ? Mais c'est un manque de prestige déshonorant pour un militaire !
- Vous avez souhaité vous lancer sur la voie politique, Herr Desguises. Cela comporte l'inconvénient de ne pas être aussi gratifiant qu'une carrière purement militaire à un rang honorable, que vous auriez certainement pu atteindre compte tenu de vos brillants résultats. Cependant, si vous savez vous tenir habilement en dehors des complots macabres qui animent cette triste cité et d'autres de par l'Empire, vous ne périrez pas par les armes, ni d'empoisonnement. Peut-être de maladie ou d'accident cependant, ce n'est jamais à exclure d'une vie d'aventure. Mais je dois reconnaître que c'était un choix fort sage, mis à part le fait que vous n'aviez aucune conscience de ce que cela allait impliquer. L'âge aidant vous vous complairez cependant dans ce statut et aurez peut-être le loisir de tenir un rôle plus palpitant que le mien, mais probablement hiérarchiquement inférieur.
J'osai timidement intervenir, moi-même surpris de cette situation, et coupant par la même occasion le dialogue envenimé.
- Mein Herr, ne risquons-nous donc rien à aller ainsi sans armes durant tout ce long trajet ? Nous ne rencontrerons certainement pas que des gens éduqués ou des Nains.
- Ne vous tracassez pas outre mesure. Vous ne risquez rien en territoire Ordéïde selon toute évidence, ni chez les Nains. Isveggen est une ville sûre et civilisée comme la plupart de nos capitales de province. Le territoire Norskan est relativement paisible tant que vous tiendrez votre langue sur le sujet de la religion, et Herleiv veillera sur vous. Les eaux Norskanes sont les plus problématiques, car la piraterie règne par endroits. Sa Majesté Eydis, la Dróttning Norskane, fait son possible pour trouver la source de ces troubles depuis une paire de mois, ce qui est encore un peu tôt pour espérer un résultat quelconque. Cela étant, ces pirates n'attaquent que des marchands lourdement chargés de sorte qu'ils ne puissent pas leur échapper tout en mettant la main sur un butin confortable. Votre navire ne sera pas équipé de châteaux, de sorte à l'alléger et le rendre plus manœuvrable, dans l'hypothèse peu probable où vous soyez ennuyés. De plus, l'équipage qui vous mènera n'est pas novice et saura vous tirer d'affaire ou se battre si le pire venait à se produire.  
separator

Isveggen

  Le pire, avait-il dit. En vérité, le pire était de ne pas supporter ce tangage incessant qui m'obligeait à régurgiter le rien-du-tout que contenaient mes tripes, plusieurs fois par jour. Le reste du temps, je ne pouvais guère que rester vaguement alité avec une nausée perpétuelle, sans pouvoir écrire ni même esquisser quoi que ce soit sans que cela n'amplifie mon malaise. Le capitaine avait même ordonné qu'on m'empoigne fermement quand je devais me soulager au bastingage, de crainte que je ne préfère sauter par-dessus bord plutôt qu'endurer ce malaise durant toute la traversée. Il n'avait pas eu tort, car j'y ai songé nuit et jour passé la première semaine. L'équipage s'en amusait, sans toutefois se moquer, car c'était là un mal dont même le plus aguerri des marins pouvait souffrir, bien qu'il ait pu apprendre à vivre avec. C'est sur ce dernier point que je savais pertinemment que jamais je ne pourrais. J'évitais autant que possible d'ouvrir la bouche pour m'exprimer, de peur de ne pouvoir réprimer une remontée soudaine. Je communiquais alors par signes, maladroitement, car l'esprit tout tourné vers la plaisanterie la plus épaisse des marins les rendait hilares à chaque conversation un peu élaborée que je tentais de tenir.   Il n'y eut que trois jours durant le trajet où j'ai pu me tenir droit, sans crampes à l'estomac ni aucun tournis. Trois jours de mer agitée qui donnait du fil à retordre à l'équipage qui n'avait alors pas le temps de discourir avec moi, bien que j'eusse retrouvé l'usage de la parole et l'envie de l'employer. Je n'osais non plus importuner l'émissaire qui passait son temps à lire et rédiger des messages, comme s'il s'était trouvé en correspondance avec tout l'Empire sans discontinuer, et qui de toute façon n'avait jamais prêté attention à ma personne ni au reste des matelots. Il n'y avait que le capitaine à qui il s'autorisait de s'adresser, sans que je ne sache véritablement la teneur de leurs discussions. Mais le capitaine ne semblait pas s'émouvoir des propos ni du comportement de Desguises, n'en évoquant que des "bah !", "j'en ai vu d'autres", "hmmpf...", et autres haussements d'épaules désintéressés. Au moins était-il plus épanoui en riant de me voir gesticuler de l'une ou l'autre façon grotesque, ou bien en me sermonnant sur le fait que je devrais utiliser ma langue, qu'elle ne tomberait pas. Tout cela avec de rudes tapes amicales dans le dos ou sur les épaules qui ne manquaient pas de me faire perdre l'équilibre, que j'avais déjà précaire sur le navire, tout en rehaussant le degré d'hilarité de la troupe toute attentive à mes pitreries.    
Show spoiler
Le retour sur des eaux fluviales permit d'abréger mes souffrances. Je pus alors explorer enfin tout à mon aise le navire et contempler le paysage sur son sillage. Le fleuve était encombré d'embarcations de pêcheurs, de chaloupes et de petits navires Norskans particulièrement agiles, ainsi que de nombreux navires plus gros pour le commerce, ceux-là de tous horizons, comme l'Izmadin qui nous précédait, ou l'Ashintaï qui nous suivait, tous deux à une demi-journée d'écart, d'après le capitaine. Il paraissait moins gai sans mes mimiques destinées à me faire comprendre la bouche close, mais il n'avait pas pour autant cessé de me taper dans le dos. Il m'accosta un matin, posant ses mains caleuses sur la balustrade de la proue où je me tenais. Sa courte barbichette noire se tourna vers moi, surmontée d'un nez fort, entouré de deux petits yeux noirs perçants.
- Alors douillet ? Tu t'en mets plein les mirettes ou tu te tiens là au cas où tes tripes veulent encore s'extirper de toi ?
- Je rends grâce à Ultios qui me permet enfin de profiter d'un voyage plus confortable dorénavant, capitaine.
- Ça c'est sûr que c'est moins remuant que sur la mer. C'est même franchement mollasson à contrevent. Mais en aval comme en amont, ça ne vogue pas plus vite. Le niveau de l'eau n'est pas très élevé pour une fin de printemps. La neige n'a pas dû fondre beaucoup sur les montagnes ou les vallées ombragées.
- J'espère que ça ne retardera pas notre trajet jusqu'à Imperium Kathair, déclarai-je en grimaçant.         ---   A peine avions-nous parcouru le ponton de bois glissant jusqu'à son extrémité boueuse qu'un Norskan nous héla tout en y joignant un large geste de la main. Desguises se campa dignement, attendant que l'homme atteigne sa hauteur, en un sens. Von Toppenheim avait beau être indument optimiste sur le déroulement de notre périple, il n'en avait pas moins été précis et juste dans la description de notre escorte. Herleiv était effectivement grand et puissamment bâti, de sorte que je devais lever la tête plus qu'il ne me semblait raisonnable dans une conversation. Il portait des cheveux blonds longs mais tressés sur son crâne rond de sorte qu'aucun ne pendait vraiment. Il avait des lèvres et un nez fins qui laissaient la part belle à ses grands yeux dessinés en amande. Ils tenaient d'un gris identique à la fourrure de loup qui lui ceignait le col et contrastaient avec la broigne décorée aux couleurs de la cité, noire et rouge. Une épée longue, à la garde et poignée quelconques, battait son flanc dans un fourreau de cuir simpliste. Elle atteignait pratiquement le bas de ses courtes bottes de cuir, doublées de la même fourrure de prédateur qui dévorait ses braies marronnasses. Un tissu noir et décoré de bonne facture, roulé en écharpe autour de sa taille, descendait d'un côté sur la cuisse jusqu'au genou et couvrait son arrière-train. Sa voix était posée, presque douce, à tout le moins chaleureuse et harmonieuse, tel son visage souriant.   Nous échangeâmes tous deux des salutations simples et courtoises, tandis que Desguises prenait son air pompeux pour décliner ses titres à Herleiv qui les reçut tous avec un apparent respect. Ils devisèrent un instant pendant que nous quittions la rive circulaire pour gagner une bute moins humide. Notre escorte faisait forte impression sur l'émissaire par sa connaissance du Saint Empire Ordéïde.  
- Je constate que vous n'êtes finalement pas ignorant en la matière, Herleiv.
- C'est que je fais partie d'une famille noble d'Isveggen. Mes frères et soeurs, mes cousins et cousines, nos parents et grands-parents ont tous été confrontés à la politique de près ou de loin. Et surtout de près, à la réflexion. Pour tout vous dire, je suis un Oyfrid. Herleiv Livson Oyfrid.
- Cela fait donc de vous un proche de la Reine Oyfrid, je présume.
- La Dróttning Eydis. Appelez-la par son prénom, le nom de sa famille ne prime pas. Et oui, nous avions la même grand-mère.
- La Reine Eerika ?
- Elle-même. Je constate que vous n'êtes finalement pas ignorant en la matière, commenta-t-il un rien goguenard. Elle n'a eu que deux filles, Hill, la mère d'Eydis, et Liv, la mienne.
- Et cela ne vous fait rien d'être écarté du pouvoir par votre cousine ? A votre place je ferais valoir mes droits.
- Je n'ai aucun droit, justement. C'est ainsi depuis des générations, et cela fonctionne. Je ne suis pas complètement écarté de la sphère d'influence de ma famille, et comme vous le savez, mon statut n'est pas non plus ignoré des puissances étrangères, puisque l'Empire a fait appel à moi pour vous escorter.
- C'est un honneur pour vous que l'Empire s'intéresse à votre personne.
- Plus qu'un honneur, c'est un bienfait pour ma personne.
- Tiens donc ? A quel égard, je vous prie ?
- Eh bien cela me permet de vadrouiller dans nos contrées, et sur celles de nos frères les Nains, ce qui s'avère toujours être un plaisir plutôt qu'à moisir à Isveggen. Le risque encouru est mineur, et la somme rondelette. Il m'amuse aussi de lire les recommandations du vieux Toppenheim qui deviennent de plus en plus extravagantes. Ce doit être l'âge.
Je me mis à sourire légèrement en repensant au chancelier qui, de fait, usait d'une forme d'humour particulièrement efficace voilée sous le sérieux de ses propos et de ses sourcils froncés. L'émissaire n'était en revanche guère ravi de cette réplique qui tendait à minimiser l'intérêt que notre escorte portait à l'Empire, pour ne pas dire qu'il s'en contrefichait, tout en lui remémorant le fait qu'Herleiv devait contraindre sa personne s'il l'estimait nécessaire.
- Mais ne restons pas plantés là, je vais vous faire découvrir la ville tandis que nous devisons, après quoi nous nous restaurerons où il vous plaira.   J'avais pu lire un bon peu à propos des Norskans à l'université. La richesse des relations commerciales croissantes avait permis au fil du temps d'étoffer le savoir sur ce peuple et son organisation. A n'en pas douter, Desguises en savait autant que moi, peut-être même plus tant il s'insinuait dans la moindre brèche pour faire valoir son opinion impérialiste, qu'Herleiv repoussait sans agacement ni effort en invoquant la tradition et la fonctionnalité présente. Ce dernier nous fit entrer dans une auberge, décente, mais assurément moins tapageuse que celles que l'on peut trouver à Hagerstern ou dans ses environs proches. Au moins la rusticité de celle-ci lui offrait une atmosphère conviviale qui ne me déplut pas le moins du monde. Herleiv s'esquiva un bref instant après nous avoir exprimé le désir de nous présenter l'une de ses connaissances qui saurait nous intéresser.   Herleiv ouvrit le bras en accompagnant l'épaule du petit personnage qui s'approchait de nous, dans le but de nous l'introduire, mais Desguises fut le premier à décocher sa fulgurante présentation en arborant sa fierté coutumière.
- Alphonse Gustave Wilhelm Desguises, fils aîné de Louis Gustave Leopold Desguises, honoré Baron de Marcorie dans le Grand-Duché d'Armeans, émissaire plénipotentiaire de sa Glorieuse Majesté Impériale le Kaiser Karl Adalberht Ferdinand Feuerhart auprès de la cour royale naine pour y établir un accord commercial de la plus haute importance.
Sans mot dire, le Nain tendit un épais broc de bois à l'émissaire qui s'en saisit sans trop y réfléchir, puis il y versa de l'alcool. Desguises perdit de sa magnificence en gesticulant tout en tâchant de ne pas renverser le liquide mousseux.
- Mais enfin, que faites-vous donc par tous les Dieux ?!
- Je te sers une rasade mon gars ! Après une tirade pareille tu dois en avoir besoin.
Desguises afficha un air contrit et se figea à nouveau en une digne statue avant de pousser un soupir et de s'adresser à son serviteur d'un instant.
- Et puis-je savoir qui vous êtes, malpoli personnage ?
- Rodin Doigts-d'Or, mon gars. Profites-en, tu verras pas trop de Nains en cette saison, ici à Isveggen. Sont plus occupés dans les pâturages et les convois qu'à fabriquer des bricoles dans les ateliers de la ville.
- Rodin, donc. Tout d'abord, je vous prierais de me vouvoyer. Ensuite je souhaiterais connaître votre dignité ?
Le Nain fit une large moue appuyée par le froncement de ses sourcils broussailleux.
- Je suis un exilé, je n'ai plus aucune dignité, dans le sens où vous l'entendez. Je ne suis qu'un petit marchand, et je fais quelque artisanat d'art avec de la glaise du lac en cette période de l'année. Mais ne restons pas là à discuter comme des piquets, je t'invite à vous installer plus près des tonnelets d'alcool, messire, et toi aussi gamin. Herleiv connaît le chemin.
Constatant la mine de cent pieds de long que tirait Desguises, le Nain se reprit.
- Enfin c'est comme tu voulez, c'est toi qui décidez, messire.
Desguises leva les yeux au plafond de chaume en soupirant longuement.
- Allons donc boire, ça m'évitera peut-être d'être trop attentif à nos éventuelles discussions...   Nous avions déjà enquillé quelques pintes et mon équilibre comme ma réflexion devenaient chancelants et d'une réactivité indolente. Rodin dévorait les amuses-gueules jusqu'à lécher la moindre once de jus, tout comme il terminait à la dernière goutte les breuvages qu'il dégustait avidement. Apparemment, il s'agissait là d'un comportement commun chez tous les Nains, car la pénurie de nourriture est particulièrement redoutée dans leur Royaume. Aussi le gaspillage est-il considéré honteux et stigmatisé. Je m'interrogeai alors soudainement, sans en connaître la véritable raison, de ce que Rodin avait tant fait pour mériter de s'appeler Doigts-d'Or. Plutôt guilleret et empourpré, il se gratta alors le cuir chevelu nonchalamment, le regard dans le vague pour réagencer ses pensées.
- Beeen... Doigts-d'Or ce n'est que mon nom clanique. Parce que pour ce qui est de la dextérité et du tact, je fais plutôt pâle figure parmi mes congénères, dit-il en pinçant les lèvres. En fait, je n'étais pas doué pour grand chose. Sauf pour frauder ! Là j'excellais, fit-il avec un fier sourire. Mais attends, j'vais te raconter un peu, tu comprendras mieux.
Ce disant, il me mit une petite tape sur le ventre du revers de son épaisse main tout en posant son séant sur un tabouret de bois d'où il me regarda, de bien bas.
- Eh bien pose ton fessier gamin ! Je ne vais pas rester la tête dressée comme ça toute la soirée, je vais prendre mal à la nuque. Même si à la réflexion ça peut être pratique pour me rincer le gosier... Et puis t'as l'air un peu niais debout tout seul.
Je m'assis donc, quelque peu hébété. Rodin joua des sourcils l'un après l'autre en me dévisageant légèrement de côté.
- Dis donc, t'es encore en train de penser à aut'chose ou t'es bien là ?
Il se tourna brusquement vers moi et poussa un hurlement court et soudain qui me fit sursauter et crier à mon tour, puis il s’esclaffa et reposa ses mains au bout de ses genoux comme pour atténuer son gondolement. Il rouvrit des yeux sérieux sur moi, accompagnés d'un visage sévère.
- Sois attentif et ça ne se reproduira plus. J'aime bien parler, mais seulement quand on m'écoute. Sinon ce n'est que du gaspillage de salive. Et j'aime pas gaspiller, comme tout bon Nain. Compris ?
Je dus lui offrir un hochement de tête à peine perceptible, mais il en fut apparemment satisfait puisqu'il reprit son air tranquille pour commencer son récit.
- Quand j'étais gamin et gringalet comme toi... Il s'interrompit un instant en me jaugeant. Enfin ptetre un peu plus court sur pattes quand même, et moins maigrichon. Enfin peu importe ! Donc quand j'étais gamin, j'aidais mon vieux père Burin dans la réalisation de ses oeuvres - c'était de la lithographie, mais ce serait trop compliqué pour toi si je rentrais dans les détails - et bien sûr, il remarqua assez vite que je n'étais bon à rien. Il me confia donc les tâches qui ne requerraient aucun savoir-faire en relation directe avec son art : la comptabilité de son commerce. Mais le vieux Burin était probablement aussi bon lithographe qu'il était nul en affaires - ce qui est franchement une honte pour un Nain ! - De sorte qu'il s'était retrouvé obéré au point de devoir céder des parts de son commerce à un Magnat pour se renflouer et à s'empêtrer dans quelques démêlés avec les suppôts de l'Argentier. Il m'adressa un nouveau sévère regard en coin. Tu saisis ou faut qu'jte fasse une lithographie ?
Il partit d'un nouvel éclat de rire en constatant ma face incrédule puis reprit non sans une petite remarque en aparté.
- Note-la celle-là, les Naines adorent ce genre d'humour ! Donc ! Le vieux Burin, ça tombait bien pour lui, moi j'étais son contraire ! Avec le temps et l'expérience, je me suis aiguisé les sens en affaires. Ça m'a permis tout d'abord de rééquilibrer les comptes, ce qui éloigna les contrôleurs de l'Argentier, puis de commencer à faire un petit profit plutôt décent, ce dont mon père était ravi et le Magnat pas moins. En fait j'étais tellement efficace, soit dit en toute modestie, que ce dernier m'offrit un poste de comptable, sous couvert du commerce bien entendu, on ne joue pas ainsi avec le rôle des castes impunément. Le jour je m'occupais donc de l'atelier de lithographie, et la nuit je gérais certains comptes du Magnat.
- Et je suppose que c'est cette double activité qui t'a menée à l'exil ?
- En quelque sorte. Disons que ne trouvais pas ma paye suffisante compte tenu des risques et du travail que j'abattais pour le Magnat. Donc je me suis mis à traficoter un peu ses comptes pour en faire part discrètement à un autre Magnat. Tu sais comme ils sont, toujours prêts à s'étriper administrativement pour récolter quelques sous de plus dans l'escarcelle de l'autre. Mais évidemment ça s'est retourné contre moi dès que j'ai voulu faire un double-jeu pour escroquer les deux Magnats à la fois. Ils m'ont assigné en justice, et j'ai été exilé. Je n'avais de toute manière aucune chance de m'en sortir autrement, face à la parole de deux Nains de cette stature. Mais finalement ce n'est pas si terrible. Une dette à payer aurait été cause de ruine pour tout mon clan. Une peine de service militaire m'aurait sûrement mené à la mort. Et Isveggen est une jolie bourgade, pleine de gens sympathiques à mon égard et pas trop regardant sur les finances. J'ai donc les mains et l'esprit libres pour vivre à mon rythme et à mon goût. Mon seul regret demeure le fait d'être éloigné de mon clan, et surtout de mon père, puisqu'il n'avait plus que moi. J'essaie de demander des nouvelles aux Nains de passage quand je peux, mais je ne suis pas issu d'un clan très reconnu, alors il est rare que j'ai la moindre petite bribe d'information sur le clan. Sans parler de mon père.
Herleiv revint à nous, avant que je ne puisse donner la réplique à Rodin, et nous invita à rejoindre la chambre qui nous avait été réservée. Rustique mais propre, suffisamment à l'écart de la salle pour que les rires, les chants et les discussions envenimées ne gênent pas notre écoute, ni que notre propre discussion ne soit entendue. Herleiv prit la parole une fois l'émissaire et moi-même installés à la même petite table de bois.

- Vous êtes arrivés à la capitale un peu plus tôt que prévu, et le temps est particulièrement maussade en Dvervjal. Il s'interrompit un instant, remarquant notre incompréhension. Dvervjal, la montagne des Nains, leur territoire en somme. Le printemps est froid, et la neige tarde à disparaître. Nous sommes donc contraints de patienter plus longtemps qu'estimé ici, à Isveggen. Cela repoussera d'autant notre retour, en espérant que rien ne nous retienne de trop à Imperium Kathair. Si les neiges venaient à être précoces, nous risquerions de passer la saison hivernale là-bas, ce qui comporte nombre d'inconvénients, d'un point de vue logistique.
Desguises leva brièvement la main avant de la recaler sous son autre bras qu'il avait croisé sur le torse.
- S'il s'agit de subvenir à nos besoins, nul n'est besoin de nous inquiéter. Le chancelier m'a remis des lettres de change qui trouveront preneur dans les banques naines. Je suis évidemment soumis à son contrôle dès notre retour. Mais un tel cas de force se justifiera sans noise. En revanche, je ne sais ce qui est prévu dans votre propre contrat, et je ne suis aucunement habilité à m'en occuper.
- Il n'est pas uniquement question de nous trois, mais des quelques hommes et surtout des bêtes qui nous accompagneront. Cela alourdira le coût de l'ensemble de l'expédition conséquemment. Je ne vous apprends rien en disant que les nains sont toujours à l'affût de profits. Si une telle situation se présentait, nous serions à leur merci, aussi aimables et hospitaliers soient-ils en tant qu'êtres.
- Je doute néanmoins que les frais engagés pour cette expédition atteignent une proportion significative du marché que l'Empire est censé conclure. Laissons donc cela pour l'instant, nous aviserons une fois sur place où nous serons aptes à juger du temps nécessaire aux pourparlers. Je vous invite en revanche à nous détailler notre excursion, car nul autre que vous n'en est entièrement conscient.
Herleiv sortit une carte grossière de la région et la déplia sur la table bosselée qui la mit inadéquatement en relief.
- Une fois les préparatifs terminés, nous quitterons Isveggen à bord d'un petit navire à rames - soyez rassurés, vous ne serez pas sur les bancs - qui nous emmènera à l'un des deux ports près de l'embouchure du Dvervljot, la rivière naine. L'un n'est qu'un petit port de pêche fréquenté essentiellement par mon peuple. L'autre est notablement plus imposant, puisqu'il sert de place de rassemblement et d'embarquement pour les caravanes naines qui quittent la norskanie, à bord de navires armés par les norskans ou des étrangers. Ici ou là nous attendra notre propre caravane de bêtes pour le bât, avec une poignée d'hommes pour la mener. Nous emprunterons un chemin moins fréquenté que celui qui longe le Dvervljot, jusqu'à rejoindre l'unique voie qui gravit les montagnes, que les nains appellent la Voie de Garland. Le rythme de notre avancée sur celle-ci dépendra des autres caravanes, majoritairement plus imposantes que la nôtre. La voie est piégeuse et surplombe la rivière jusqu'à ce qu'elle disparaisse entre les falaises à mi-chemin. Elle est parsemée de postes de garde qui servent également de dortoir et d'abri pour les animaux. Ils sont disséminés de sorte à ce qu'on puisse les atteindre en une journée de marche en plein hiver. En été on peut donc espérer en franchir deux, trois si les bêtes peuvent suffisamment presser le pas. Il est préférable de faire halte dans le doute d'atteindre la suivante, car les nuits sont froides, même en plein été.     ---   - Ils ne me laisseront pas passer, Robert. Je n'ai plus de barbe, et c'est bien là le seul attribut qu'un Nain se doit de toujours arborer. Et s'ils viennent à douter, ils ne pourront que constater la marque que l'exil m'a laissée, dit-il en même temps qu'il tendait le cou pour afficher sa peau boursoufflée sur tout le bas du visage.
Je rétorquai sur un ton presque désespéré, abaissant les bras dans un dernier geste susceptible de le convaincre.
- Et ne pourriez-vous pas vous cacher au milieu de l'escorte, de sorte qu'ils ne remarquent pas votre présence parmi nous ?
Rodin éclata d'un rire gras puis croisa mon regard d'un air solennel tout en posant son épaisse main bien haut sur ma frêle épaule.
- Je suis un Nain. Ma courte tête et mon large tronc ne passeront jamais inaperçus. De surcroît, la porte d'Imperium Kathair est la seule entrée, et pas du genre de celles que l'on peut forcer, moins encore quand il s'agit d'un émissaire Ordéïde et de sa suite. Et si je devais imaginer qu'Haizénon m'offre une astuce digne de me faire franchir l'obstacle sans que nous ne soyons tous inquiétés, je n'aurais aucun répit au cœur de la cité parmi mes semblables, car aucun n'ignorera mon statut et nul n'aura prétention à m'aider.
Il reprit après une courte pause, comme s'il cherchait matière à me convaincre à mon tour.
- Herleiv sera là pour vous guider, il connaît les coutumes de mon peuple, et en tant que Norskan, aura leur sympathie. Desguises, aussi antipathique soit-il, en sait également un bon peu. Et bon sang gamin ! Tu as pris plus de notes en un mois à Isveggen que n'en contiennent mes livres de comptes ! Tu sauras très bien t'en sortir.   ---   Tout comme à notre arrivée, le port circulaire d'Isveggen grouillait de monde. Notamment d'étrangers, dont les navires trop lourds mouillaient à l'extérieur de l'enceinte, incapables de franchir la porte maritime à cause de leur hauteur, ou de leur tirant d'eau trop important pour ne pas s'échouer en la franchissant. Il s'agissait là d'une autre forme de protection de la cité, empêchant tout navire puissant de s'insinuer au cœur de la ville, dans l'hypothèse où la porte serait perdue. Il n'y avait donc que des embarcations modestes ou des navires marchands de taille moyenne tel le nôtre pour venir s'y accoster. Isveggen ne proposait de toute manière qu'un commerce d'artisanat. Aussi, nul chargement imposant n'était prévu sur les embarcadères. Ceux-ci étaient relégués à quelques villages sur le pourtour du lac qui permettaient d'alléger la capitale d'un trafic difficilement canalisable autrement.   Nous empruntâmes un frêle esquif avec un équipage Norskan minime, abandonnant ainsi nos convoyeurs Ordéïdes qui, de toute manière, s'occupaient désormais de vendre leurs marchandises pour s'en fournir de nouvelles à écouler à Hagerstern, une fois de retour. Nos affaires personnelles nous attendaient déjà sur l'unique pont, sous une bâche destinée à les couvrir des éventuelles éclaboussures, ou de l'humidité de l'air qui hébergeait une très fine brume. Quelques paires de rameurs mirent en branle la chaloupe pour nous mener à notre destination vers la partie nord-est du lac où notre convoi d'animaux nous attendait.   Nous débarquâmes à Svanrbol, petit port de pêche envahi d'oiseaux lacustres et marins de toute sorte que je peinais à identifier rigoureusement tellement la vue était obstruée par des battements d'ailes en tout sens, filant et sifflant dans l'air et au ras de l'eau pour en extirper les poissons charnus. Ceux-là mêmes dégageaient une odeur soutenue qui emboucanait les environs.    
separator

La Gorge des Nains

  Le lit de la petite rivière s'amenuisait à mesure que nous grimpions, s'atténuant en un torrent particulièrement méandrique qui sillonnait la crevasse de plus en plus abrupte et accidentée, d'où jaillissaient par endroits des cascades qui s'écrasaient tapageusement en contrebas.   ---   L'éboulement était de taille, couvrant le passage sur plus de six mètres de haut et au moins aussi large. La paroi en surplomb s'effritait encore par instants, relâchant ses éboulis qui venaient couvrir un peu plus le chemin, ou dégringolaient de rochers en cailloux jusqu'à se jeter dans le précipice de la montagne. Il n'y avait qu'un mince trou tortueux à hauteur de nain entre deux larges blocs qui permettait de communiquer avec le côté opposé en forçant un peu la voix.   Herleiv revenait avec les nouvelles recueillies auprès des gardes Nains. Sa mine était contrite et je devinai alors que nous aurions à rester sur place un temps.
- Les Gardiens ont prévenu la capitale l'avant-veille, ils attendent la venue d'un Grand Ouvrier et d'un Maître Façonneur avant de commencer le déblaiement, de peur d'effondrer le reste de la paroi s'ils s'en chargent sans consigne précise. Nous sommes donc coincés ici jusqu'à nouvel ordre. Le bon point est que la capitale n'est plus très éloignée, il ne faudra qu'une poignée de jours pour que ces experts nous rejoignent, et l'on peut espérer qu'un passage sera dégagé dès le lendemain.       - M'écoutez-vous Robert ?!
Je sursautai à demi, surpris par sa soudaine intonation d'agacement et opinai du chef tout en me justifiant.
- N'ai-je pas l'air de vous écouter, mein Herr ?
- Peu me chaut que vous ayez l'air ou pas ! Je réclame votre attention sans condition. Et en cela je souhaiterais vivement que votre corps, votre esprit, même jusqu'à votre âme, soient tout entiers dévoués à cette écoute. Me suis-je bien fait comprendre ?
- C-certainement, mein Herr ! Bégayais-je face à tant de hargne à mon encontre.
Herleiv me lança un regard en coin, joint par une moue blasée fugitive, que l'émissaire ne put surprendre mais qui en dit long sur sa pensée.   ---   La cité n'était accessible que par une seule anfractuosité d'impressionnantes dimensions aux pieds de laquelle les Nains avaient creusé des fortifications dans toute son épaisseur. Herleiv m'expliqua qu'elles camouflaient des aménagements de diverses tailles pour les animaux et leurs éleveurs quand ils prenaient place pour leurs quartiers d'hiver, bien à l'abri sous la roche, plus au chaud qu'ils ne l'étaient dans leurs huttes sur les plateaux gelés. Quelques auberges et comptoirs commerciaux des plus hospitaliers pouvaient héberger les voyageurs et leur proposer quelque troc avantageux, de la perspective des Nains.   Aucune porte ni aucune chaîne n'entravait la voie menant à la cité qui s'enfonçait en une douce pente dans le cœur de la montagne, où les torches remplaçaient rapidement le soleil comme unique source de lumière. Une série d'aqueducs jouxtait la voie, servant à la fois à distribuer l'eau de pluie ou de fonte des neiges dans les réservoirs de la cité, et de flumes pour transporter les précieux rondins de bois qui auraient pu être coupés sur les plateaux ou troqués aux Norskans, soulageant d'autant les bêtes de somme après leur ascension de la Gorge des Nains. Un air froid et hurlant s'engouffrait depuis la gueule béante de la montagne pour nous accompagner dans notre descente, sans autre obstacle que notre présence. Partout où se posait le regard, des fresques composées de symboles, de récits ou de dessins s'étalaient fièrement en l'honneur des Dieux ou du peuple Nain et de ses représentants les plus illustres. C'était peut-être finalement cela, songeais-je, que les Nains appelaient la Voie de Garland.   Les interminables couloirs de l'université ne me semblaient alors plus si démesurés en comparaison de cette fresque-voie. Au moins cette dernière avait le mérite de rester sobre et intéressante, pour qui prendrait le temps de parcourir sa surface pour en lire le contenu, crotté de boue et de cailloux trainés par des chausses innombrables, ou à l'inverse perché sur la voûte à dominer les esprits qui s'agitaient en-dessous. Elle se prolongeait indéfiniment, de largeur égale, rectiligne, à pente constante, comme si les premiers Nains à l'avoir creusée craignaient de se perdre. L'horizon se réduisait à un seul point, mais il paraissait aussi lointain qu'il l'était en pleine mer.   Son embouchure surgit sur une immense place, parfaitement plane, couverte d'étals, d'aqueducs et grouillant de gens de toute sorte. Voyageurs ; caravanes en provenance ou en partance avec leur escorte de Convoyeurs et l'un ou l'autre Magnat ou simple marchand à leur tête ; patrouilles de Gardiens ; Façonneurs et Ouvriers transportant leurs marchandises ; tous agglutinés devant la fameuse porte d'Imperium Kathair qu'évoquait Rodin.   Large d'une douzaine de mètres et haute d'autant, son épaisseur n'était que de moitié, mais indubitablement capable de dissuader toute effraction. Infiniment trop lourde pour être manipulée dans un temps raisonnable par même une multitude de nains robustes et de lourdes poulies, c'était la force de l'eau qui permettait de la mouvoir de haut en bas et d'amortir finement sa butée de part et d'autre. Une poignée de Nains suffisait à son fonctionnement en manipulant les vannes des réservoir de contrôle de la porte. C'était là un des moindres chefs-d’œuvre d'ingénierie naine, mais pas le moins impressionnant.   Nous rejoignîmes la file qui patientait en demi-cercle le long de la place, afin d'être contrôlée par l'officier en charge. D'après le train auquel les choses allaient, j'avais estimé qu'il nous faudrait une heure d'attente. Outre les discussions de l'émissaire, Herleiv se montrait anxieux à l'idée que le Meneur censé nous autoriser l'entrée face preuve de zèle et nous retarde.
- Allons, j'ai des documents sur moi, fit remarquer Desguises avec sérénité. Pourquoi tant d'inquiétude ?
- Ici, c'est la véritable frontière. C'est l'endroit où ils estiment la valeur des biens entrants et sortants. Si ce nain montre des velléités de bien se faire voir par l'Argentier qui l'accompagne, nous pourrions en avoir pour des heures, et de lourdes taxes.
- Votre pessimisme est affligeant, vraiment, scanda-t-il en secouant légèrement la tête. N'êtes-vous donc pas passé à chaque fois sans encombre ? Et combien de fois êtes-vous venu au juste ?
- C'est la huitième fois. Mais celui-là, je ne le connais pas, fit Herleiv avec une petite mine chagrinée.
- En êtes-vous certain ? Ils se ressemblent tous à mes yeux sous leurs armures de parade.
- Je saurais faire la distinction par la barbe. Les teintes et le poil sont si particuliers que cela suffit à les différencier. Je ne reconnais de toute manière aucun ornement sur celle-ci. Cela fait deux excellentes raisons d'être sûr de moi.
- Vous m'en direz tant. Allons plutôt engager la discussion, c'est notre tour.   Le Meneur Gardien nous considéra de ses petits yeux malins, enfoncés dans son casque épais qui lui couvrait pratiquement tout le reste du visage s'il n'avait pas cette barbe rousse fournie qui s'en échappait de façon aussi ordonnée que chaotique. Il nous avait déjà dévisagés de loin en coups d'oeils aussi discrets que brefs. Cette fois il prit son temps pour ce faire tout en ouvrant la conversation d'une voix caverneuse.
- Émissaire Desguises du Saint Empire Ordéïde, je présume.
- C'est un brin concis à mon goût, mais correct.
- Vous étiez attendus plus précocement, excellence. Toutefois je constate que vous êtes en saine forme, tout comme semble l'être votre suite. J'en déduis que rien de dramatique ne vous a retenus.
- Quelques péripéties plus ou moins amusantes, rétorqua l'émissaire avec une légère moue. Rien de fâcheux néanmoins, comme vous le supposez avec justesse.
Desguises lui tendit son laissez-passer signé de la main adroite du chancelier impérial. Le chef de la douane le parcourut avec attention sans faire la moindre remarque avant de le lui rendre. Il se retourna un bref instant pour héler un de ses hommes, courtaud mais particulièrement massif. Il était presque aussi large que haut, si sa tête ne dépassait pas tant de son tronc digne d'un chêne millénaire. Il opina du chef en recevant les ordres de son supérieur avant que ce dernier ne s'adresse à nouveau à l'émissaire.
- Excellence, vous serez escorté jusqu'au palais pour vous introduire auprès du Régisseur. Il vous fera installer au palais et vous précisera le lieu et le jour de votre première entrevue pour vos affaires. Vous serez alpagué en chemin à plusieurs reprises par les Gardiens royaux, il vous suffira de présenter votre document comme ici.
Le Nain haussa légèrement la voix de sorte à être entendu de notre petite caravane, tandis que son regard nous englobait.
- Vos compagnons ne pourront franchir le pont royal, ils résideront donc en ville le temps de votre séjour, à leurs frais. Vous êtes les bienvenus à Imperium Kathair, et ce jusqu'à ce que Garland vous accompagne sur le chemin du retour.
Un autre Nain s'approcha du Meneur sans hâte tout en nous observant avec deux yeux scrutateurs. Il tenait dans sa large poigne un volume d'une épaisseur considérable qui servait à inventorier les biens transitant par la grande porte. Arrivé à hauteur du Gardien, il ouvrit son registre de parchemin, trempa son pinceau dans un petit gobelet de terre cuite, égoutta l'encre noire et rédigea sur une page vierge tout en énonçant à voix haute à l'intention de son camarade douanier.
- Maigre caravane. Biens de subsistance et personnels. Poignée de bêtes et d'hommes. Dignitaire étranger. Exemption de taxe en raison d'icelui. Séjour indéterminé.
Son court pinceau reposé dans son réceptacle en suspension au-dessus du gobelet, il redressa la tête en considérant l'autre Nain.
- Ce sera tout pour moi, Meneur Gardien. Passons sans plus attendre aux suivants.
Son interlocuteur nous incita à nous engager sous la porte d'un geste du bras tout en nous saluant. L'heure était enfin venue d'atteindre notre destination.    
separator

Imperium Kathair

La grande porte surplombait la cité de toute sa hauteur, offrant un spectacle hors du commun. Desguises, habituellement insensible à nos pérégrinations, se tint immobile un instant, le regard plongé dans cette immense masse de roche modelée engoncée dans les falaises au creux de la montagne. Un immense bassin ouvert trônait sur un tiers de la surface de la cité visible d'ici, alimenté par une série d'aqueducs en provenance de la grande porte, et de biens d'autres cavités disséminées sur son pourtour. Ce lac souterrain laissait serpenter des sentiers sur ses rives et se trouvait malgré lui enjambé d'un large pont de pierre illuminé sur toute sa longueur. Il disparaissait au coeur des quartiers de la ville d'un côté, tandis que l'autre s'ouvrait sur une falaise aménagée où se tenait le palais royal et ses dépendances, juché aussi haut que possible sur la voûte pour conforter son assise sur le reste de la caverne. D’innombrables stalactites parsemaient son plafond, telle la gueule dentée des dragons qui semèrent la mort et le chaos de par le monde. Des tentures et des éclats éparses de lumière colorés ponctuaient ce paysage anguleux et massif, atténuant son atmosphère oppressante malgré la pénombre.   La douce voix d'Herleiv nous sortit de notre contemplation tandis qu'il embrassait le paysage de ses bras, puis pointa dans diverses directions pour nous indiquer les lieux notables. La population résidait le long d'une paroi de la caverne sur plusieurs niveaux, nous expliqua-t-il, car il ne s'agissait là que de la surface de la caverne et bien d'autres aménagements avaient été créés en-dessous. Son doigt longeait à distance les canaux et aqueducs qui alimentaient chaque quartier en abondance. Les plus gros étaient destinés aux fonderies, invisibles car installées dans les niveaux inférieurs de la caverne, qui triaient les minéraux récoltés et usaient de l'énergie hydraulique pour actionner soufflets, marteaux, concasseurs et broyeurs en tout genre. La majorité des flumes de la cité s'enfonçaient dans les profondeurs pour alimenter les fourneaux de ces mêmes fonderies. Les autres plongeaient brusquement dans le paisible lac, auprès d'aménagements destinés à recueillir les billots. Des nains perchés sur des pontons de pierre maniaient des perches à crochet pour tirer le bois flotté vers la rive, éclairée en douceur par des piquets surmontés de torches sans flammes, où il était stocké dans les entrepôts à proximité. Des quartiers d'artisanat étaient éparpillés dans la ville selon les secteurs d'activités et le long des voies majeures, comme n'importe quelle cité de cette ampleur. Le temple dédié à Garland était sis sur un promontoire dominant les alentours, en plein centre de la caverne et face au pont du palais. La foule à ses abords semblait dense vue de la porte, confirmant la dévotion et le respect que les nains portaient au Dieu de la terre. A contrario, le temple de Vrulkain n'était nulle part visible, enfoui dans une strate plus profonde de la cité. L'imposant quartier militaire se tenait le long de la voie principale, à proximité des entrepôts.   Desguises finit par emboîter le pas du Gardien qui commençait à se faire pressant, nos compagnons emmenèrent les bêtes sur la voie principale pour les parquer dans un enclos près de la rive du lac, alors qu'Herleiv et moi empruntions des rues plus étroites mais pas moins fréquentées. Les allées se scindaient pour relier les différents quartiers. Des escaliers raides, joliment taillés dans le roc ou maçonnés de pierres polies, rejoignaient les quartiers résidentiels, tandis que les larges voies aménagées en pente douce permettaient aux bêtes et aux brouettes de circuler sans peine pour desservir les quartiers d'artisanat et les lieux de stockage de chaque quartier. Les chemins étaient bordés de gouttières dans lesquelles couraient les eaux de ruissellement, surmontées à l'occasion de massifs parapets sculptés dont la qualité artistique rivalisait dignement avec les palais de l'Empire. Des statues à l'effigie de Garland marquaient les croisements majeurs, toujours tournées vers la voie menant à la grande porte de la cité. Les quelques accotements terreux arboraient de maigres plantes ligneuses, plus rarement de frêles fleurs, et une foison de champignons d'un brun commun à multicolores qui n'étaient aucunement perturbés par le manque de lumière solaire. Ces quelques pointes de verdure contrastaient agréablement avec les variations de gris, d'ocre et de sable qui composaient l'environnement et les structures de la capitale.   Plus bas dans les larges voies se croisaient des aurochs surmontés de larges rondins, ou de baquets contenant des minéraux, sanglés de part et d'autre dans un équilibre imparfait qui dodelinaient au rythme des pas de l'animal. Ils meuglaient bruyamment sur les brouettes de métal, dont les roues couinaient et crissaient sur le sol pavé, tandis que la tôle ployait musicalement sous leur charge instable. Les Nains indifférents, atteignant à peine le museau de l'animal, ne leur rendaient pas même un regard.   Nous croisâmes enfin les premières naines dans les venelles. Rodin m'avait expliqué qu'il était impossible d'en voir en dehors de la cité, car elles étaient pour ainsi dire prisonnières pour assurer leur sécurité. Les nains les jugeaient trop peu nombreuses pour risquer leur vie, tandis qu'elles devaient se consacrer à la donner, quand la justice permettait à un couple d'avoir un enfant. Deux fois sur trois, il s'agissait d'un garçon. Et si les savants nains s'étaient donnés corps et âme à trouver pourquoi il en allait ainsi, aucun n'y parvint. Elles n'étaient cependant pas moins bien considérées, et ce qu'elles ne mettaient pas en pratique par la force, elles pouvaient le faire par l'esprit. On trouvait ainsi souvent des naines appliquées aux tâches théoriques d'un métier. La plupart des femmes de Magnats étaient même réputées pour être plus affûtées que leurs époux pourtant chefs de clans. Un adage nain tenait même en ces mots : "Qui n'a pas de femme au comptage, ne fait que perdre en marchandage".   ---   Mon regard se posa sur l'objet emmanché sur sa longue tige de métal dont les racines ouvragées en enlaçaient savamment le pied. Il avait l'aspect du verre finement poli, sans rugosité décelable par un simple examen visuel, d'une forme ovoïde plutôt allongée, comme une immense goutte d'eau parfaitement régulière. Il en émanait une douce lumière bleutée d'une stabilité irréprochable, contrairement aux flammes bondissantes et changeantes d'une torche. Celle-ci ne blessait pas l'oeil, de sorte qu'on pouvait l'observer sans être aveuglé, de près comme de loin. Mon visage s'en approchait lentement pour mieux percer ce mystère. Je ne réalisai alors qu'une fois mon nez venu frôler cette étrangeté, qu'aucune chaleur n'irradiait de cette source.   Je détournai mon regard de ce miraculeux bibelot pour croiser celui du mage au fond duquel gisait une autre sorte de lueur, intelligente et amusée. Avant même que je n'articule mentalement le commencement de ma question, il s'empressa de répondre.
- Il s'agit d'un polycristal recomposé saturé à mémoire monocharme d'éclat illusoire. Aussi connu sous le nom d'Illustal, sous brevet royal ᚾ768. Vulgairement, une "veilleuse". Comme son nom l'indique, c'est un cristal emprunt de magie illusoire, précisément de projection de lumière. Cela explique à la fois le fait qu'il n'aveugle pas et qu'il n'en émane aucune chaleur, contrairement à toute source primitive naturelle de lumière, voyez-vous ?   Le mage s'approcha à son tour de l'Illustal, sous brevet royal ᚾ768, et tendit sa main paume ouverte au plus près de l'objet, sans pourtant le toucher, avant de la rétracter pour l'enfiler dans son ample manche en compagnie de sa jumelle. Il s'adressa à nouveau à moi, le regard toujours posé sur le cristal.   - Aussi menu l'objet soit-il, son histoire et les prouesses qu'il requit dépassent la norme. Laissez-moi vous le conter, voulez-vous ?   Il prit posément place dans un fauteuil rembourré indubitablement luxueux pour un nain et se lissa les moustaches et les bacchantes, le temps pour moi de m'installer sur un tabouret de pierre glaciale, puis finit par reprendre d'un ton monocorde.   - Il y a de cela un peu moins d'un siècle, le Royaume, alors en pleine réexpansion commerciale, se laissa emporter par son élan. Si la nourriture demeurait primordiale, d'autres ressources de grande nécessité furent peu à peu délaissées par les Magnats au profit de biens plus exotiques. Parmi celles-ci, l'importation de bois de pin, et autres conifères en abondance en Norskanie, diminua drastiquement. De la même manière, la plupart des combustibles cessèrent pratiquement d'être importés. On constata ainsi un rapide déclin des réserves censées servir à l'éclairage de la cité et de tout un chacun dans les entrailles de notre mère montagne, comprenez-vous ?   Sa Grandeur le Monarque Forgerègne d'alors fit doubler la production de colle de poisson en provenance du lac, que l'on employait en partie en tant que combustible, et tripler l'exploitation des bois d'alpage. Cette solution s'avéra salvatrice durant une décade à la grande satisfaction des façonneurs et des marchands qui pouvaient chacun se consacrer à leurs tâches ou leurs désirs sans risques. A ce terme, le conseil royal mené par l'Argentier, avec l'appui d'un épais rapport d'érudits, prit cependant la ferme résolution de limiter cette surexploitation qui aurait entraîné l'extinction des espèces lacustres primordiales, et la raréfaction ou la disparition des conifères des hauts plateaux.   Un décret royal fut donc appliqué pour restreindre la consommation de ces produits, devenus rares, aux stricts besoins du Royaume et des plus importantes nécessités personnelles, à savoir cuire sa nourriture et disposer d'une quantité de sources de lumière limitée selon la caste. Le Monarque enjoignit officieusement tous les Magnats à reconsidérer leurs priorités commerciales afin de pérenniser leur propre apport en biens manufacturés à échanger aux autres peuples. Si la plupart l'assurèrent de suivre cette recommandation, aucun ne la mit en pratique, trop obnubilés par le risque de perdre des opportunités au profit de leurs adversaires.   Voyez-vous, la situation se dégrada ainsi plus rapidement que ne le craignaient le Monarque et l'Argentier. Les fourneaux durent se taire chacun à tour de rôle pour préserver le peu de combustible qui pouvait être acheminé. Les artisans privés de feu ne purent poursuivre leur activité. Les ruelles de la cité s'obscurcirent chaque jour davantage. Les prix s'envolèrent et un marché noir se développa rapidement pour répondre à la pénurie et faire un profit mal-acquis. Les Magnats commencèrent à se rendre compte de leur erreur quand les stocks de produits finis atteignirent le fond des caves d'entrepôts. Le mécontentement grimpait dans les venelles et parmi les castes inférieures. Mais la pire conséquence de cette absence de lumière finit par surgir dans les bas-fonds du quartier résidentiel.   Un Meneur Gardien reporta un jour un meurtre en apparence singulier au Magistrat. Seuls les ossements du corps de la victime avaient été retrouvés. Aucune effraction n'avait été constatée, aucun témoin ne s'était manifesté, aucun indice n'avait été laissé. L'enquête n'ayant rien pu trouver dans l'obscurité quasi permanente des lieux, l'affaire fut laissée de côté. Hebdomadairement, une nouvelle victime était retrouvée, parfois même des familles entières parmi les castes d'ouvriers. Les rumeurs d'un tueur en série, ou même de nains cannibales se propagèrent rapidement dans une population énervée et inquiète. Le cas prit une telle importance que les Gardiens Royaux menèrent une vaste opération de perquisition dans l'intégralité du bas-fond résidentiel. La réponse survint soudainement lors de ces opérations quand, dans un dortoir, plusieurs cadavres furent découverts encore à moitié rongés par une vermine mal connue à l'époque, les araignées irisées.   Cet épisode est enregistré dans les archives royales sous le nom de "première infestation". De cette espèce évidemment, car il y en a eu d'autres. Si la panique a d'abord prit la gorge de la cité, le fier Monarque saisit son marteau avec fermeté et lança un procès d'envergure à l'encontre des Magnats. Ceux-ci furent en moins d'une semaine jugés coupables de négligence aggravée ayant conduit à la mort de centaines de nains, de mise en péril de l'économie naine, de menterie sur l'honneur envers la personne du Monarque, et de manque de discernement sur un avenir mathématiquement prédictible. Tous furent accablés d'une amende si considérable que certains clans ont encore des dettes auprès du Royaume ou d'autres Magnats leur ayant accordé un prêt, voyez-vous.   Sa Majesté obligea également tous les Magnats à focaliser leur marchandage sur l'approvisionnement des biens de première et seconde nécessité durant une décade complète, laissant ainsi les marchands de moindre envergure se faufiler dans leurs précédentes juteuses affaires de produits exotiques. On a pu constater une bascule dans les années suivant cette décision, certains clans majeurs ayant sombré dans la ruine, tandis que d'autres eurent pris leur place.   Faisant usage de ces sommes confisquées, le Monarque ordonna le regroupement des populations les plus vulnérables afin d'optimiser l'exposition aux sources de lumière. Les patrouilles de Gardiens furent triplées afin de ratisser l'ensemble des demeures et venelles de la basse cité, de manière à faire fuir autant d'araignées que possible. Des recherches furent entreprises pour étudier cette vermine afin d'envisager une solution temporaire pour les tenir éloignées. Un vaste projet d'étude fut également instauré pour "l'établissement de nouvelles sources de lumière indépendantes des importations ou d'une surconsommation de ressources locales". Ce projet monopolisa pratiquement tous les mages du Royaume, ainsi qu'une large portion des Maîtres Façonneurs. Si ces derniers songèrent rapidement à employer de nouveaux combustibles récemment découverts, ceux-ci ne se prêtaient qu'à un usage statique et l'abondance de la ressource demeurait encore incertaine. Les Mages se tournèrent évidemment vers les sources habituelles de lumière, la foudre, le feu et l'illusion. Cependant, aucun moyen adéquat ne fut envisagé pour faire usage de cette magie en tout lieu et pour le commun des nains. La solution provint d'un érudit en mycologie, figurez-vous.   L'un de ses spécimens de champignons se trouva être un phosphorescent à l'amplitude et durée d'éclat excessivement stable et longue en comparaison des espèces déjà connues. Son analyse dudit champignon le mena à des conclusions somme toute simples, mais qui firent jaillir l'idée. La forme particulièrement régulière et alvéolée de la membrane phosphorescente permettait d'emmagasiner une quantité de lumière supérieure aux formes chaotiques de ses cousins, tout en la restituant de la façon la plus homogène qui soit. Il fit audience auprès du Monarque pour lui exposer sa trouvaille et fut adressé au Maître Façonneur des pierres de pouvoir. Il fallut peu de temps pour que cette collaboration mène à une piste prometteuse qui attira l'attention de la majorité des Mages. Le Maître Façonneur partit du postulat que si les pierres de pouvoir étaient faites de magie condensée dont on pouvait consommer l'énergie, elles pouvaient tout aussi bien la relâcher progressivement sous une forme ou une autre, et peut-être même l'absorber de force.   L'équipe d'érudits se mit à l'oeuvre pour façonner et modeler les pierres de pouvoir en leur possession, pour ensuite en étudier l'émanation magique qui en découlait, et leur capacité à absorber une magie recomposée sous forme de sort. L'aboutissement des expérimentations empiriques mena à cette petite merveille de pierres pulvérisées, puis fondues et recomposées pour ne former d'un cristal unique et poli avec le plus grand soin et savoir-faire nain. Ces veilleuses ayant la consistance du verre, il va sans dire qu'elles sont particulièrement cassantes. Il est ainsi fort rare de les voir employées de façon portable. De fait, elles sont peu prisées des autres peuples qui possèdent tous du combustible en suffisance et la chance de profiter du soleil durant une demie-journée, sans compter le fait que leur prix est loin d'être négligeable en raison de sa complexité de fabrication. La nécessité de les réenchanter une fois par mois demeure un frein à son expansion, car il faut pour cela un Mage adepte en Illusions, ce qui ne court pas les rues de la plupart des races. De plus, leur lueur ne faiblit pas progressivement, elle cesse subitement. Il faut ainsi avoir une certaine perception pour ressentir l'énergie résiduelle demeurant dans la veilleuse. En tant qu'humain, vous devriez pouvoir la ressentir en approchant suffisamment la main, alors que c'est quelque chose de tout à fait impossible pour moi. Essayez donc.      


Cover image: by Vertixico

Comments

Please Login in order to comment!