Sylve d'Ebene
À l’extrême est du Westland, là où les terres deviennent plus humides et les reliefs se resserrent, s’étend une forêt aussi redoutée que respectée : la Sylve d’Ébène. Son nom ne vient pas seulement de la teinte sombre de ses troncs noueux, mais de la profondeur de ses ombres, d’un noir épais, organique, presque vivant. Même sous le plein soleil, la lumière y semble étouffée par la densité de la canopée et l’ancienneté des lieux. C’est une forêt que l’on ne traverse jamais sans y laisser quelque chose — parfois son chemin, parfois sa raison… parfois bien plus.
La flore de la Sylve d’Ébène est d’une étrangeté presque surnaturelle. Les arbres y poussent haut et serrés, formant des murs naturels, torturés, qui semblent vivants. Certains ont des branches en forme de griffes, d’autres exsudent une résine noire aux propriétés hallucinogènes. Les fougères y bruissent sans vent, et les ronces — plus épaisses qu’un poignet — serpentent sur le sol comme des bêtes lentes. Il existe même des lianes-harpies, végétaux carnivores capables d’enlacer les imprudents et de les drainer de leur force vitale.
La faune, quant à elle, n’est pas moins périlleuse. On y trouve des prédateurs que l’on ne voit dans aucun autre bois du continent : les corbacs cendrés, oiseaux intelligents aux cris imitant les pleurs des enfants ; les panthères brumivores, chasseresses silencieuses à la fourrure épaisse et aux yeux luminescents, capables de se fondre dans les ombres jusqu’à ne plus exister. Et parfois, lorsqu’on s’approche du cœur de la forêt, on entend des rugissements qui n’appartiennent à aucune bête connue.
On dit que les créatures de la Sylve ne sont pas nées comme les autres : elles ont été changées. Tordues. Marquées par quelque chose de plus ancien. Peut-être est-ce l’influence de l’arbre au centre, ou des résidus d’une époque où la magie sauvage régnait sans partage.
Il y a dans la Sylve d’Ébène une pensée qui ne veut pas être nommée, une mémoire qui nous regarde. Nous ne savons pas ce que c’est, mais elle… elle sait qui nous sommes.
Au sud de la forêt, dissimulée dans les plis de terrain et protégée par un labyrinthe naturel d’aulnes et de fougères noires, se trouve une ancienne tour de guet écroulée, reconvertie en camp retranché. Les cartes officielles ne la mentionnent plus. On l’appelle désormais le Fortin de Lamefange, un repaire de brigands, de chasseurs de primes déchus et de fugitifs trop dangereux pour vivre ailleurs.
Le Fortin n’est pas grand, mais il est redoutablement défendu. Ses murs ont été reconstruits en bois sombre et en ferrailles de récupération, et les sentinelles y changent chaque jour d’identité. Ceux qui le dirigent ne forment pas une confrérie, mais un règne instable de force, où la loi est dictée par le tranchant d’une lame et la menace d’un carreau d’arbalète bien placé.
Malgré cela, les habitants du Westland savent que certains se rendent à Lamefange volontairement : pour acheter des poisons rares, pour engager des assassins, ou pour négocier avec ceux qui vivent trop près des ombres. Il arrive même que les mercenaires du Fortin soient engagés pour protéger des convois traversant la bordure de la Sylve… à condition de payer, et de ne jamais poser de questions.
Mais tout dans la Sylve d’Ébène converge vers le centre.
Là-bas, protégé par un enchevêtrement végétal si dense qu’aucun oiseau ne le survole, se dresse Ulmathir, l’Arbre Primordial. Immense, hors du temps, son tronc est si large que plusieurs maisons pourraient y tenir à l’aise. Son écorce, d’un gris cendré strié de nervures lumineuses, pulse lentement — comme si quelque chose en son cœur respirait encore.
Ulmathir ne ressemble à aucun autre arbre connu. Ses feuilles sont noires en plein jour, et argentées sous la lune. Lorsqu’elles tombent, elles ne pourrissent jamais, et certaines conservent une faible lueur pendant plusieurs nuits. Les plus anciens druides disent qu’il serait l’un des derniers piliers vivants du monde ancien, un vestige de l’époque où les dieux n’étaient pas encore montés vers les cieux, mais marchaient parmi les forêts.
Nul ne sait ce qui dort en lui, ou ce qu’il veille. Mais des récits circulent. Des murmures. Des bruits de pas autour du tronc. Des ombres qui ne sont pas celles des branches. Et surtout… des rêves.
Car ceux qui dorment trop près d’Ulmathir rêvent de visages sans nom, de forêts inversées, de mémoires qui ne leur appartiennent pas.
Il est dit que le Soldracel, frère d’Ulmathir, veille dans Brumeval. Mais Ulmathir, lui, n’accorde pas la paix. Il montre ce qui fut. Ce qui aurait pu être. Ce qui ne doit pas revenir.
La Sylve d’Ébène n’est pas une simple forêt. C’est un sanctuaire de l’oubli, un bastion d’anciens pactes et de magies sauvages que même les dieux, dit-on, regardent avec prudence. Elle ne s’étend pas sur une grande surface, mais ce n’est pas une question d’espace. C’est une question de profondeur. Ceux qui y entrent n’en reviennent jamais exactement les mêmes.
Et parfois, ils ne reviennent pas du tout.