Serpent d'Argent

À l’ouest du Westland, bien au-delà des champs cultivés et des sentiers gardés, s’étire un fleuve que nul pont n’a jamais dompté : le Serpent d’Argent. Il s’écoule là, vaste et impassible, comme une cicatrice liquide entre deux mondes. Vu de loin, il brille d’un éclat pâle sous le soleil — non pas celui de l’eau claire, mais d’un miroir mouvant, d’une peau vivante aux reflets lunaires. D’où lui vient sa couleur, nul ne le sait vraiment : certains évoquent des sables d’argent fin au fond de son lit, d’autres parlent de sel d’étoile, tombé du ciel à l’âge des origines.

Le Serpent ne rugit pas comme un torrent. Il murmure. Une plainte continue, profonde, comme le souffle d’un colosse endormi. Il est large, traîtreusement calme à sa surface, mais son courant, sous les apparences, est un piège. Les rares embarcations qui ont tenté de le franchir — même sous la bénédiction des Oracles — n’en sont jamais revenues. Soit elles sont aspirées sans bruit, soit elles disparaissent sous une brume soudaine, avalées sans témoins. Parfois, au petit matin, les patrouilles de Rochesoul retrouvent des épaves échouées… sans rameurs, sans marchandises, sans bruit.

On raconte que le Serpent n’est pas un fleuve, mais un gardien. Qu’il a été créé ou éveillé pour séparer les peuples du Westland de quelque chose d’ancien à l’ouest — un mal endormi, ou peut-être une vérité trop immense pour être partagée. D’anciens écrits elfiques retrouvés à demi rongés parlent d’un pacte scellé dans l’eau : « Nul ne franchira sans prix, car nul ne doit savoir ce qu’il cache. »

La faune du fleuve est elle aussi énigmatique. On y voit parfois des lueurs bleutées glisser sous la surface, des ombres plus longues que des navires de guerre, et d’étranges poissons aux yeux d’ambre qui observent les rives sans jamais cligner. Les bateliers de Brisemer refusent catégoriquement d’y jeter l’ancre, et les mages de Valoria, eux, n’osent que l’observer de loin, à travers des lentilles d’obsidienne enchantée.

Et pourtant, il fascine. Chaque génération compte un rêveur ou un fou qui prétend vouloir le traverser. Certains cherchent un pont oublié, d’autres un chant ancien qui calmerait ses eaux. Tous échouent. Le Serpent d’Argent ne tue pas — il efface. Comme s’il n’avait jamais toléré qu’on le nomme.