01-L'éveil du sang by alia__ | World Anvil Manuscripts | World Anvil
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Anasteria La soirée Ivona Le cauchemar

In the world of Hestia

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La soirée

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Cela n’a pas marché. Lorsque les soleils percèrent les volets et annoncèrent le début de la journée, Anasteria se tendit dans son lit. Elle avait le sentiment d’avoir veillé toute la nuit, et pourtant, elle pouvait se rappeler s’être écroulée dans un sommeil lourd et sans rêve.
Machinalement, elle se dirigea vers ses premiers cours, et s’assit à côté de Johan, comme à chaque fois. Et finalement, le brouillard dû à son réveil peu agréable se dissipa, et elle prit un peu plus conscience du monde autour d’elle. Une étrange ambiance régnait dans la classe, et plusieurs élèves bâillaient entre deux conversations. Les traits de chacun semblaient tirés et les yeux de tous luttaient pour rester ouverts.
Et lorsque son regard se posa sur Johan, et ses cernes, il poussa un long soupir.

— Nuit de merde. Je suis tellement fatigué.
— Ne m’en parle pas, répondit Anasteria. J’ai très mal dormi aussi.
— Tu as ronflé toute la nuit.

Anasteria détourna son attention de Johan lorsqu’elle entendit la voix d’Yvona venir de la table devant la leur. Cette dernière offrit un regard noir à Anasteria pour appuyer ses propos.

— Je ne ronfle pas ! protesta Anasteria, choquée.
— Si, répondit Yvona. Je n’ai pas fermé l’œil à cause de toi. 

Anasteria voulut s’indigner avec plus de véhémence, mais Yvona semblait avoir décidé que la conversation touchait à sa fin. L’adolescente se retourna, et fit face à Iselia qui venait d’entrer dans la classe. Anasteria fixa le dos d’Yvona et rumina son mécontentement en silence. 

— Ravi de voir que votre relation s’améliore, chuchota Johan.
— Tais-toi, grogna Anasteria. Elle ment. Je ne ronfle pas.

Lentement, une migraine commençait à se répandre dans tout son crâne à cause de la fatigue et l’humour de son ami n’aidait guère. Au prix d’un lourd effort, elle essaya de rassembler ses pensées pour écouter le cours. Aujourd’hui, le cours portait sur la création de baumes curatifs. Et heureusement pour elle, manipuler des herbes et des préparations favorisées sa concentration, contrairement aux classes théoriques. Et même si elle aimait ce genre de leçon, elle ne brillait guère par ses compétences. La plupart du temps, elle regardait et tentait d’aider Johan qui s’en sortait bien mieux qu’elle.
Les heures s’écoulaient lentement, mais normalement jusqu’à ce que la migraine d’Anasteria double soudainement d’intensité. Et une voix parvient à ses oreilles.

Enariel...

Aussitôt, Anasteria se tourna vers Johan dont le visage montrait toute la concentration dont il avait besoin. Sa langue dépassait la fine ligne que formaient ses lèvres, et il plissait le front en soupesant sa poudre de trèfle ardent. 

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Johan se stoppa dans ses préparations, et lança un regard perdu à Anasteria.

— Rien, je n’ai rien dit.

Malgré le silence studieux qui régnait dans la classe, Anasteria restait persuadée d’avoir entendu quelque chose. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, mais tous ses camarades semblaient plongés dans leur préparation. Anasteria secoua brièvement sa tête et soupira longuement. Elle avait toujours eu le défaut d’avoir des pensées bien trop rapides et chaotiques ce qui rendait difficile son apprentissage, et perturbé son attention. Naturellement, elle mit cette hallucination auditive sur le compte de son esprit trop virevoltant. Elle se tourna un instant vers la fenêtre de la salle, et remarqua qu’une fine pellicule de rosé matinale recouvrait encore le verre. Les soleils se levaient sur les bois et les teintes qu’ils révélaient offraient un spectacle des plus apaisants pour l’esprit d’Anasteria. Elle se perdit dans ce spectacle, et dans son reflet partiel que lui renvoyait la vitre. Ses yeux verts se mariaient à merveille avec les couleurs dorées des arbres.
Et puis, aussi soudainement que la voix qu’elle avait entendue, ses iris devinrent flamboyants. Surprise, Anasteria sursauta, et s’éloigna de son image avec précipitation. Dans sa hâte, son coude vint heurter Johan, toujours penché sur leur préparation. Et sans qu’Anasteria puisse comprendre la suite des événements, une brève détonation retentit à côté d’elle.
La seconde d’après, elle se retrouva avec Johan au centre de l’attention, autour d’un pot en terre cuite qui libérait un petit panache de fumée noirâtre et nauséabond. Même Yvona s’était retournée et dévisagée les deux adolescents. Si elle ne trouvait pas la situation incroyablement gênante, Anasteria aurait sans doute éclaté de rire en voyant l’expression de sa colocataire. Mais au lieu de ça, elle continuait de fixer la préparation en se demandant comment elle avait pu causer un tel chaos en seulement cinq secondes. Elle se tourna vers Johan et grimaça un sourire d’excuse.

— Pardon, Johan.

Son ami regarda pendant un instant le pot en terre sans rien dire. Elle pouvait deviner rien qu’à son expression à quel point il était déçu de l’issue de leur préparation.

— Ana, j’avais presque terminé...
— Horne.

La voix puissante d’Iselia avait brisé le silence de la classe, et désormais, les élèves chuchotaient entre eux, sans pour autant détourner leurs attentions d’Anasteria et Johan. Iselia s’approcha de leur bureau et jeta un bref regard à la préparation avant de se couvrir le nez.

— Par Aulus, soupira-t-elle. Vous avez un véritable don pour les catastrophes.
— Je vous le jure, je ne sais pas ce qui s’est passé ! plaida Anasteria. Je n’ai rien fait.
— Vous n’êtes pas blessée au moins ? demanda Iselia.

En dépit de son air sévère habituel, Anasteria pouvait clairement voir une lueur d’inquiétude dans les yeux de sa professeure. Anasteria prit un instant pour regarder son uniforme, mais hormis quelques traces de brulures, elle semblait parfaitement intacte, comme Johan. Elle adressa un sourire étincelant à Iselia et s’exclama :

— Je vais bien !
— Bien, répondit Iselia avec un rictus en coin. Alors vous nettoierez tout ça une fois le cours terminé.

Anasteria réprima son envie de protester, mais se contenta de pousser un soupir défaitiste. Au cours des derniers mois, elle avait appris à ne pas discuter les punitions d’Iselia. À la fin du cours, Anasteria bafouilla quelques excuses supplémentaires à son ami avant de s’atteler à nettoyer la classe. Elle noua un foulard autour de son nez pour se préserver de l’odeur immonde de sa propre préparation.


— Comment des plantes peuvent-elles donner un truc si dégueulasse ? Tu parles d’un baume de soin, c’est une arme ! 

Anasteria s’arrêta un instant dans son travail de nettoyage pour regard son reflet, à l’exact endroit où elle se tenait quelques minutes auparavant. Malgré plusieurs minutes d’attentes, son iris resta vert. Elle fronça un moment ses sourcils en contemplant la vitre. Elle aurait juré avoir vu ses yeux changés, sans parler de la voix. Elle retourna bien vite à son nettoyage puis continua sa journée le plus normalement du monde.
Mais en dépit de ses efforts pour se concentrer, elle ne pouvait taire ses angoisses latentes. Pour Anasteria, une étrange atmosphère régnait dans l’académie. La fatigue se répandait de plus en plus au fur et à mesure que la journée avançait et embrumait les esprits. Et personne ne semblait s’en soucier. 

*** 

Lorsque le souper arriva, le cerveau d’Anasteria se trouvait en totale ébullition. Ses pensées devenaient si chaotiques qu’elle ne parvenait plus à se concentrer. Chaque question qu’elle se posait en crée deux autres et emprisonnait son esprit dans une spirale de doutes infernaux. Elle devait agir, elle en était persuadée. Quelque chose se passait !
Alors qu’elle se dirigeait avec son plateau-repas dans la cantine, elle ordonna à Johan de la suivre. Et sans plus de préambule, elle prit place devant Yvona qui mangeait, comme à son habitude, toute seule dans un coin de la pièce.
Au moment où elle déposa son repas sur la table, et s’assit, Yvona lui lança un regard à mi-chemin entre l’incompréhension, et l’agacement. Anasteria ignora totalement ce regard et lui adressa un large sourire.


— Bonsoir Yvona ! Bon appétit !
— Qu’est ce que tu veux ? demanda-t-elle, suspicieuse. 

Anasteria jeta un coup d’œil à Johan. Visiblement, il hésitait à s’asseoir sans doute par peur du courroux d’Yvona et se tenait toujours debout, près de la table, avec son plateau dans ses mains. Anasteria planta sa fourchette dans sa purée puis pointa Yvona avec cette dernière.

— Tu sais, pour quelqu’un qui possède du sang noble, je te trouve très mal élevée.

Yvona ne répondit que par un bref soupir, mais sans lâcher du regard sa colocataire. Dans un silence tendu, Johan décida enfin de s’asseoir à côté d’Anasteria. Son inconfort transpirait dans la tenue anormalement droite de son dos, et dans sa respiration faible. Il fixait Yvona sans relâche. Quiconque observait cette scène devait presque s’attendre à une confrontation entre les trois adolescents.
Anasteria sentit qu’elle devait briser la glace et engageait la conversation. Une tâche des plus ardues, Yvona avait plutôt tendance à se fermer à la discussion qu’à participer, et ce malgré les nombreuses tentatives d’Anasteria par le passé. Cette dernière reprit une bouchée pour se donner du courage.

— Alors, tu as mal dormi ?

Anasteria eut la brève, mais intense envie de se gifler à cause de cette amorce pathétique. Pourtant, elle se considérait elle-même comme bavarde et à l’aise en toutes circonstances. Sa mère disait d’elle qu’elle avait le contact facile. Sauf avec Yvona. Sa colocataire semblait si réfractaire à parler qu’elle en perdait ses mots et bafouillait.

— Je te l’ai dit, rétorqua de façon acerbe Yvona, tu as ronflé.

Anasteria s’étouffa avec sa purée face à l’accusation. 

— Je ne ronfle pas ! 

Yvona roula des yeux en guise de réponse et découpa silencieusement sa viande. Elle ne voulait clairement pas discuter. Anasteria jeta donc un coup d’œil à Johan, mais ce dernier semblait se murer dans un mutisme rare. Il ne lui fournirait aucun aide.

— Tu ne trouves pas cela bizarre ? demanda Anasteria avec prudence.
— Que tu ronfles ? Non, répondit Yvona. Tu as probablement un problème de cavité nasale, ça arrive. Ou peut-être que tu dors trop sur le dos.

Anasteria aperçut, l’espace d’un instant, un fugace, mais très net sourire amusé sur les lèvres d’Yvona. Mais son masque inexpressif habituel avait repris sa place. Au prix d’un effort monumental, Anasteria ignora la remarque et continua la discussion. 


— Que tout le monde soit fatigué, corrigea Anasteria. Depuis combien de temps n’as-tu pas rêvé ?
— Pourquoi veux-tu le savoir ? 
— Quelque chose ne va pas. Je peux le sentir. 


Anasteria avait pleinement conscience d’utiliser la pire justification possible, mais elle ne possédait aucun autre plan. Lentement, Yvona posa ses couverts sur la table, puis ses coudes. Son menton vint se reposer sur ses mains jointes, et elle montrait clairement qu’Anasteria avait capté son attention. Cette dernière considéra ce changement comme une petite victoire. 

— Une intuition ? Ce n’est pas vraiment une preuve, tu sais ?
— Je sais ! Je ne suis pas idiote, souffla Anasteria, vexée. Je trouve ça simplement étrange que tout le monde soit fatigué, et que personne ne se pose de questions. On ne rêve plus depuis des semaines, et je pense que c’est pareil pour toi, vu que tu ne nies pas. Quelque chose ne va pas !
— Tu ne peux pas te baser sur une intuition, Anasteria.

Aussi étrange que cela puisse paraître, la phrase ne sonnait pas comme un reproche, mais plus comme une fatalité. 

— Je sais ça ! Mais c’est pour ça que j’ai besoin de toi. J’ai besoin de m’assurer que ce n’est qu’une intuition.
— Hors de question, protesta vigoureusement Yvona. Vous deux, vous êtes des nids à ennuis. Je ne veux pas m’associer à vous.
— Premièrement, c’est faux, rétorqua Anasteria. Deuxièmement, tu es la plus intelligente de notre classe.
— La flatterie ne te mènera nulle part, Anasteria.
— Je t’en prie, Yvona.

Yvona ne répondit pas et son regard se posa lentement sur Johan. Il tressaillit aussitôt. Sans un mot, il baissa sa tête et reprit sa nourriture. Anasteria ravala un soupir de déception. Ses épaules s’affalèrent doucement alors qu’elle comprenait que la discussion n’irait pas plus loin. Peut-être que son scepticisme, doublé par son esprit agité, avait créé une paranoïa qu’elle ne parvenait pas à rationaliser. Elle fixa un instant sa purée et respira profondément pour calmer son affolement. Elle se trouvait à l’académie d’Ignis, l’endroit le plus sûr de l’empire, un haut lieu de la magie où la sécurité ne manquait pas. Rien ne pouvait lui arriver ici, absolument rien. Anasteria reprit alors son repas dans un silence glacial. 
Au moins, Yvona avait renoncé à les chasser de sa table. Une fois son repas englouti, Anasteria retourna dans sa chambre, après avoir souhaité une bonne nuit à Johan. Malgré la courte discussion avec Yvona, son esprit n’avait pas décidé d’abdiquer, et elle repassait encore et encore les événements dans sa tête pour trouver une raison à toute cette situation. Lorsqu’elle arriva dans sa chambre, elle attrapa un de ses grimoires et s’installa confortablement dans son lit tandis qu’Yvona travaillait à son bureau.
Ses yeux parcouraient sans relâche les pages du chapitre sur les ombres. Si son esprit pouvait diverger durant certains cours, il pouvait aussi faire preuve d’une profonde concentration quand elle réussissait à le canaliser. Ce n’est que lorsque la voix d’Yvona parvint à ses oreilles qu’elle se rendit compte à quel point elle fut plongée dans sa lecture.

— Est-ce que tu travailles ? demanda-t-elle.
— Est-ce que tu vas jouer la surprise à chaque fois ? souffla Anasteria. J’étudie les cauchemars.


Anasteria s’attendait à une remarque désobligeante, mais rien ne vint. Lorsqu’elle leva les yeux de son livre, Yvona la fixait sans un mot. Elle semblait vouloir dire quelque chose, mais son expression affichait une certaine confusion. Au moment où elle entrouvrit finalement les lèvres, un cri strident retendit et brisa l’accalmie habituelle de la nuit. Anasteria se figea aussitôt et le rythme de son cœur s’intensifia. Un lourd silence s’installa de nouveau dans leur chambre, et Anasteria avait besoin de se rassurer, de savoir que tout cela n’était pas seulement dans sa tête.

— As-tu entendu ? murmura Anasteria.

Anasteria ignorait pourquoi elle parlait à voix basse, mais son angoisse guidait désormais ses mots. Yvona ne la regardait plus, mais portait son attention sur la porte de leur chambre, comme si elle s’attendait à voir quelque chose entrer. Finalement, sa colocataire fronça les sourcils et elle acquiesça doucement de la tête. Anasteria claqua alors son grimoire et se hissa sur ses pieds. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, et le son de son propre sang dans ses tympans lui donnait presque le vertige. Elle se déplaça de quelques pas vers la porte tandis qu’une main entoura son poignet et la stoppa. Yvona la fixait et haussa un sourcil.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Si la situation ne procurait pas autant d’angoisse à Anasteria, elle aurait saisi cette occasion pour taquiner sa colocataire sur sa peur. Mais étant donné qu’elle ressentait la même, elle avait du mal à sourire.

— Je vais vérifier, répondit-elle simplement.
— Tu ne peux pas te promener dans les couloirs à cette heure-ci.
— Tu t’inquiètes vraiment pour le règlement ? Tu n’as donc pas entendu ce cri ?

Avant qu’Yvona ne puisse protester, quelqu’un frappa à la porte, et le bruit sourd fit sursauter les deux jeunes adolescentes. Anasteria sentit la poigne d’Yvona se resserrer autour de son poignet. Elle poussa finalement un soupir de soulagement lorsqu’elle entendit la voix familière de Johan.

— Ana ! Ouvre !

La tension se relâcha aussitôt chez elles, et Yvona lâcha Anasteria qui put enfin ouvrir la porte. Johan entra en trombe dans leur chambre, et Anasteria entendit très distinctement un grommellement émis par sa colocataire. Avant de parler à Johan, elle se risqua un coup d’œil dehors. Les torches accrochées au mur brûlaient toujours, mais personne ne semblait arpenter encore les couloirs en pierre de la vieille académie. Elle referma alors la porte et se concentra sur son ami. Maintenant qu’elle le fixait, elle pouvait voir qu’il paniquait. Il haletait, et la sueur perlait son visage rouge. Le regard de Johan passait d’Anasteria à Yvona avec vitesse. Et même si Johan était souvent stressé et agité pour de nombreuses causes, cette fois-ci, Anasteria le prit un peu plus au sérieux.

— Avez-vous entendu ce cri ? demanda-t-il avec empressement.
— Difficile de ne pas l’entendre, répondit Anasteria. Tu ne dors pas ?
— Non. J’angoisse. Je veux dire… À cause de toi. Et si tu avais raison ?
— Oh bon sang, souffla Yvona. Sérieusement ? Un cauchemar ? 
— Comment expliques-tu ce cri ? rétorqua Anasteria.
— Une mauvaise blague.

Yvona croisa les bras et regarda Johan.

— As-tu vu quelque chose quand tu es venu ?
— Non, mais —
— Donc, tout va bien. D’ailleurs, tu ne devrais pas te trouver ici Johan. C’est interdit.
— Vraiment, comment Ana peut-elle te supporter ?
— Je me pose exactement la même question te concernant.
— OK, on se calme, intervint Anasteria. Tout le monde dort, Yvona, personne ne va se rendre compte que Johan reste ici.

Le respect que vouait Yvona au règlement surprenait constamment Anasteria. Ce n’est pas vraiment qu’Anasteria détestait les règles, mais elle adorait les enfreindre, que ce soit celle de l’académie ou bien de sa mère. Elle découvrait toujours quelque chose de grisant dans le fait d’aller contre les interdits. Et pour cette raison, la jeune adolescente ne parvenait pas à comprendre sa colocataire. Peut-être que leur éducation se trouvait à deux extrêmes opposés. Quoi qu’il en soit, Yvona ne protesta pas plus. Et après avoir adressé un regard perçant à Johan, elle se posa en silence sur son lit.

— Bon, reprit Anasteria, pourquoi es-tu venu ici, Johan ?

Le visage de son ami pâlit un peu plus. Autant qu’Anasteria pouvait le dire, Johan ne semblait pas pourvu de beaucoup de courage. Certes, dans l’académie, le danger n’existait pas, mais Johan avait peur d’à peu près tout : d’Iselia, en passant par les araignées de la bibliothèque, et sans parler des bois. Néanmoins, elle ne l’avait jamais vu si agité. Il commença à tourner à rond dans la chambre, et ses mains bougèrent frénétiquement, en suivant son récit.

— Écoute. Je ne dormais pas. Je ne pouvais pas. Je repensais sans cesse à ce que tu me disais. J’ai donc décidé de ne pas avaler ce que Apell m’avait donné, et j’ai veillé un peu tard, en lisant nos cours de préparations.
— Qui aurait cru que tu travaillais ?

Yvona avait repris son livre, mais cela ne l’empêchait visiblement pas de distiller des remarques acerbes. Johan la dévisagea un instant, puis décida, à juste titre, de l’ignorer.

— Je n’ai pas vu l’heure passée, et d’un coup, mon colocataire a hurlé !
— C’est Davos qu’on a entendu ? demanda Anasteria.
— Oui ! Vraiment, c’était terrifiant. Alors je suis sorti, et je me suis dit que j’allais venir ici.

Yvona lâcha un bref soupir, puis elle murmura :

— C’est juste un mauvais rêve.
— Je ne sais pas de quoi tu rêves, rétorqua Johan. Mais si tu hurles comme ça durant un cauchemar...
— Peut-être que c’est le cas, souffla Yvona. Sérieusement, Johan, pourquoi es-tu venu ici ? De tous les endroits, pourquoi notre chambre ?

Sans un mot, il pointa Anasteria du doigt.

— C’est ce que je dis. Pourquoi venir voir Anasteria plutôt que les professeurs ?
— J’ai paniqué ! 

Yvona roula des yeux, mais pour une fois Anasteria devait admettre qu’elle partageait son opinion. Elle se tourna vers Johan et esquissa un petit sourire compatissant. 

— Honnêtement, Johan, elle n’a pas tort. Tu aurais dû chercher un adulte.

Les épaules de son ami s’affaissèrent, et la pointe de son pied vint tapoter le tapis au pied du lit d’Anasteria.

— Désolé, répondit-il. Je ne voulais pas causer d’ennuis. C’est juste que… Et si tu avais raison ? Et si quelque chose se passait ici ?
— Johan, soupira Yvona. 
— Yvona, écoute !

Johan s’approcha d’Yvona et comme un réflexe, cette dernière s’écarta un peu, désirant préserver son espace vital. Mais cela n’arrêta pas vraiment le jeune adolescent qui se posta à quelques centimètres d’elle.

— Ce cri n’avait rien de normal. Pas du tout ! Je veux dire, il a hurlé, et personne ne s’est réveillé. Tout le monde dort à poings fermés. Est-ce que tu entends quelque chose ?

Johan avait parfaitement raison, hormis eux, toute l’académie semblait prise d’un lourd sommeil. Yvona ne répondit pas de suite, comme si elle essayait de distinguer un seul petit bruit malgré le silence. Mais rien. 

— Tout le monde est fatigué, soupira Johan. Ce n’est pas normal.
— Comment pouvez-vous être si sûr de vous ? s’étonna Yvona.
— Je le sens, répliqua Anasteria.

Yvona reporta son regard sur elle, et fronça les sourcils comme si sa réponse ne la satisfaisait pas.

— Je veux dire, bafouilla Anasteria, rapidement. Je devine que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas une intuition. C’est quelque chose d’autre. Peut-être que je peux ressentir certaines énergies ou non. Mais je crois que quelque chose se trouve tapi dans l’académie, Yvona.
— Comme je l’ai dit, tu devrais en discuter avec un professeur alors.

Anasteria réfléchit un instant en regardant Yvona. Cette dernière posa son livre et s’éloigna de Johan. Elle effectua quelques pas vers la fenêtre avant de se tourner vers eux.

— Je pense que vous paniquez un peu tous les deux. Au pire, allez parler à Iselia demain, vous serez fixés.
— Je ne crois pas vouloir retourner dans ma chambre, gémit Johan.
— Alors, reste, intervint Anasteria.

Elle aperçut aussitôt la mine réprobatrice d’Yvona, mais s’empressa de continuer.

— On ira voir Iselia, promit-elle. Mais on ne peut pas laisser Johan dormir avec Davos s’il a peur.
— C’est interdit, soupira Yvona.
— Personne ne le saura ! Je t’assure. Et si c’est le cas, j’en assume la responsabilité.
— De toute façon quoi que je dise, tu le feras.

Yvona s’assit sur son lit, mais ne lâcha pas du regard Anasteria, mais elle ne protesta plus. L’adolescente prit à nouveau cela comme une petite victoire. Mais à sa grande surprise, sa colocataire ne continua pas sa lecture. Tout comme Johan et Anasteria, elle semblait attendre la suite des événements.

— Qu’est ce que tu fais, Yvona ? demanda Anasteria.
— J’attends. Comme vous. 
— Je croyais que tu ne pensais pas qu’on avait raison.
— Ce n’est pas exactement ce que je disais. Et puis vous êtes bruyant, ce n’est pas comme si je pouvais continuer d’étudier.

Anasteria esquissa un rictus amusé, puis elle fouilla dans sa table de nuit. Elle sortit un jeu de cartes, et Johan comprit aussitôt. Il sourit à son tour et leva les bras. 

— Une partie de golem ardent !

Yvona plissa les yeux et regarda tour à tour Johan et Anasteria. Cette dernière joua avec le paquet, le faisant passer d’une main à l’autre.

— Tu ne connais pas le golem ardent ? demanda-t-elle.

Yvona fronça les sourcils et secoua doucement de la tête. Johan lâcha un rire.

— On dirait qu’on doit t’apprendre.

Anasteria s’amusa de l’expression peu assurée, et paniquée sur le visage de sa colocataire. Jamais elle n’aurait cru le voir chez elle.

***

La nuit continuait son cours, et la chambre d’Yvona et Anasteria restait la seule encore allumée. Cela faisait maintenant plusieurs heures que les deux adolescentes accompagnées de Johan jouaient leurs parties de golem ardent, un jeu de cartes populaire parmi les étudiants de l’académie. Les parties s’enchaînaient et repoussaient la fatigue. Au bout d’un énième tour, Anasteria jeta ses cartes sur le sol et gémit.

— Mais cette chance ! Par les astres, ça me rend malade ! 
— Ce n’est pas de la chance, rétorqua Yvona. C’est du talent. 

Johan lâcha un rire amusé et ramassa les cartes pour distribuer une nouvelle main.

— Johan t’aide, expliqua Anasteria. C’est pour ça. Ce n’est pas du talent !
— Elle débute, intervint l’adolescent, il faut bien l’assister un peu.
— Vous vous liguez contre moi et je vous déteste. 
— Tu avais raison, Johan, reprit Yvona. Elle est vraiment mauvaise perdante. 

Anasteria esquissa une moue et récupéra ses cartes. Elle les regarda et soupira de nouveau. Elle possédait une main affreuse, à croire que les astres se liaient contre elle. Néanmoins, malgré son air grincheux, elle s’estimait heureuse de pouvoir passer une soirée comme celle-ci et surtout, de pouvoir vraiment discuter avec sa colocataire. Elle semblait apprécier la veillée, et Anasteria vit une occasion de mieux la connaître.

— Hey Yvona.

Yvona gardait sa concentration sur les cartes dans sa main, mais elle arqua un sourcil.

— Hum ?
— Je suppose que tu vas choisir de devenir chevalière-mage. Avec tes notes, ça sera facile.

Yvona plissa les yeux et finalement, elle regarda Anasteria. Elle réfléchit un instant avant de hausser nonchalamment les épaules et joua sa carte après Johan.

— Oui, répondit-elle. C’est ce qu’on attend de moi. Et ça devrait être simple, comme tu l’as dit.

L’année touchait presque à sa fin, et tous les trois allaient devoir opter pour un chemin entre les chevaliers-mages, les érudits ou la guilde des marchands.

— Tu ne veux pas ? demanda Anasteria. 
— Je suis la fille de Voxana Eis, je n’ai pas vraiment de choix. 

Anasteria grimaça, d’une part car le tour prenait une allure qu’elle n’aimait, et d’autre part pour la réponse d’Yvona. Anasteria avait lu de nombreuses histoires sur Voxana, son nom était connu dans tout l’empire. Et Anasteria se demandait comment Yvona vivait cette popularité involontaire. Au vu de son expression, ce n’était clairement pas un cadeau. 

— Est ce qu’elle semble vraiment comme on dit ? se risqua Anasteria.
— Qu’est ce qu’on dit ?
— J’ai lu beaucoup de récits sur Lucia Trivaly, et forcément, ça parlait d’elle et de Déa.
— Oui, la Triade, répondit Yvona en jouant à son tour. Tu sais, on embellit toujours un peu les histoires. Enfin, Lucia était sans doute incroyable, et c’était une très bonne mage, mais je pense que ce que l’on raconte sur elle et les autres membres de la Triade est un poil exagéré.

Johan étouffa un rire amusé alors qu’il remportait la main. Il haussa les épaules en ramassant les cartes.

— Ça ne peut pas être pire que ce qu’on raconte à Méridie.

Yvona regarda avec un petit sourire en coin Johan, et demanda.

— Et qu’est ce qu’on raconte à Méridie ? J’imagine que votre version se rapproche peut-être plus de la réalité que nous.
— La Triade est utilisée pour effrayer les enfants pas sages. Mon père disait souvent que si je continuais à commettre des bêtises, la Dame blanche, la Béliale et la Démone viendraient et m’emporteraient dans les ténèbres.

Anasteria haussa un sourcil en entendant ses surnoms.

— Je ne vois pas le rapport, concéda Anasteria.
— On ne les appelle pas par leurs vrais noms. Mais par le surnom donné par l’inquisition. 
— J’imagine que ma mère est la dame blanche, ça lui va plutôt bien, s’amusa Yvona.
— Chez moi, on dit qu’elle n’a pas de cœur, renchérit Johan.
— Chez moi aussi.

Yvona ponctua sa phrase d’une main gagnante. Anasteria plissa les yeux dans une tentative de regard noir, puis soupira. La partie ne penchait clairement pas en sa faveur. Elle se concentra sur l’histoire de Johan pour ne pas songer sur la chance insolente d’Yvona.

— Alors, à qui correspond Lucia ?
— Béliale, répondit Johan. Béliale, c’est également le nom qu’on donne à Aulus par chez moi. On dit que c’est un démon. Et pour nous, Lucia était aussi démoniaque que son ancêtre !
— Tous les mages ressemblent à des démons pour vous, souffla Yvona.
— Lui, il a des pouvoirs de feu, des yeux flamboyants et des flammes qui lui lèchent la peau !

Johan ponctua sa phrase de mouvement exagéré des mains. Anasteria et Yvona lâchèrent de concert un rire amusé. Pour Ignis, Aulus était un libérateur, un mage qui s’était dressé face à l’inquisition pour affranchir les siens et qui avait fondé l’empire, tout comme Lucia s’était tenue devant Méridie pour protéger Ignis, et étendre son pouvoir. C’était drôle de voir la différence de traitement entre les iniscans, et les méridiens. 

— J’adore l’histoire de Lucia, avoua Anasteria. Depuis qu’on étudie à l’académie, je veux juste être chevalière-mage pour devenir comme elle. Parcourir le monde, sauver les gens, découvrir ce que la magie a à offrir, c’est comme ça que j’imagine ma vie.
— Je ne sais pas si l’histoire de Lucia peut servir d’exemple, intervint Yvona. Surtout vue comment elle a fini.
— Par chez moi, on dit que c’est la magie qui l’a consumé.

Yvona s’ébroua et leva les yeux au ciel.

— N’importe quoi. Elle est morte assassinée, enfin d’après ma mère. On l’a retrouvé un soir baignant dans son sang, elle et son enfant. C’était sans doute un traitre, ou un méridien. On ne saura probablement jamais.

Johan regarda Anasteria distribuer les cartes de nouveau. Aucun des trois adolescents n’avait une idée de l’heure, mais ils ne semblaient pas avoir l’attention d’arrêté. Johan profita d’un calme relatif pour avouer.

— Je pense que je veux être chevalier aussi. Mais pour soigner, pas pour tuer. 

Cela provoqua un large sourire chez Anasteria qui se tourna vers Yvona.

— On désire tous les trois être chevaliers-mages, tu sais ce que ça veut dire Yvona ?

L’adolescente répondit par un simple haussement de sourcil puis elle regarda sa main.

— Ça veut dire, reprit Anasteria, que tu vas devoir nous supporter encore un petit bout de temps.

Yvona soupira, et Anasteria ne parvint pas à déterminer si c’était à cause de ce qu’elle avait dit, ou bien de sa main. Mais Anasteria vit un doux sourire amusé.

— Que les fondateurs me préservent, lâcha sa colocataire.

Anasteria et Johan éclatèrent de rire, mais déchantèrent très vite lorsqu’Yvona réussit à remporter une énième fois le tour.

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