Détournement de rêve by Enoris.leinwand | World Anvil Manuscripts | World Anvil
Following

Table of Contents

Personnages La nouvelle

In the world of Kyroste-pédia

Visit Kyroste-pédia

Completed 7647 Words

La nouvelle

654 1 1

Je peux (ou en tout cas je le veux vraiment) croire que, s’il existe plusieurs univers, il y en a un où on peut trouver un café pire que celui des sous-sols de Lendemain. C’est juste que, là, tout de suite, c’est dure à imaginer.

« Je maintiens que c’est profondément injuste. » Rémielle, en bonne meilleure amie, maîtrise la moue boudeuse presque autant que l’art de faire tenir un bustier avec sa toute petite poitrine.

« Personne d’autre ne les a eus aussi vite ! Pas même les Lafont ! » Joséphine Schneider a plissé ses paupières pleines de liner, décidée à la suivre.

« Et comment j’aurais triché, hein ? »

Si Schneider -et tout Lendemain, en fait- pouvait arrêter de mettre ces faces de pas-pigeon sur un piédestal, ça m’arrangerait.

« T’es trop dure avec elles, vilaine petite coronelle. » André sourit, inconscient que se faire quotidiennement traiter de serpent par un ragondin, c’est vexant. Je roule donc des yeux, vexée.

« Trop dure ? » Je lève les sourcils, l’invitant à clarifier, s’il en est capable.

« Personne ne peut imiter ton cerveau diabolique dans la construction de plans sournois. » Son sourire chaleureux me glace le sang.

Le truc, quand quelqu’un est notre ami à ce point, c’est qu’on peut plus trop lui expliquer que ses paroles, même si elles sont pas inspirés par la discrimination, me font sentir victime.

« Je suis sûr qu’elle a obtenu ses promotions honnêtement. » Robert, le nouveau, absorba une grande gorgée de l’affreux café.

« Merci, Kahl. » Je lève le menton.

« Je les ai méritées au moins autant qu’elle ! » Rémielle tape de ses paumes sur la table. Pauvre chaton. Leroi dans le sang, mais pas royale dans les gestes.

« T’es la meilleure rêveuse de ta génération ? De ta décennie ? De ton demi-siècle ? » Vincent rejoint le bleu, agitant son bras droit devant moi. « Elle est la meilleure enfant de cœur, elle. »

André ne se joint pas à eux, le regard perdu, le front strié de questions en forme de pli.

« Vous ne voulez pas admettre que j’ai été discriminée. » Disputée par papa-maman, je veux bien la croire. Mais qu’elle me parle de discrimination ? Putain de droite blanche!

Toute la vapeur de ma colère a fait démarrer mon vieux système. En instant, j’étais debout, bras sur la table, en diagonal, tournée vers son bout de table. « T’es cheffe de cette putain d’équipe, merde ! » J’ai crié. Mon visage chauffe. Inspire. Chuuut.

« Uniquement parce que les enfants de cœur n’ont pas le droit de l’être ! » Elle agite les bras en l’air.

« Et tu entends que c’est toi, là, qui es discriminée ?

_J’ai travaillé deux fois plus dure que toi !

_Et quoi ? Il te faut une médaille ? Une cérémonie ?

_C’était du racisme ! 

_Pardon ?

_C’est parce que je suis rousse !

_Oh pitié ! Dis-moi que c’est une blague, même si elle est à peu près aussi bonne que ce café ! » Elle va prétendre que sa face de blanche subit plus de racisme que mes origines marocaines ?

Je vais la…

« Les enfants ? »

Mode statue : activée. Inspiration, épaule en arrière. L’air s’est mis à sentir l’autosatisfaction encore plus fort que dans la chambre de Rémielle. J’ai alors su, sans pouvoir me tromper, que j’étais face à une Lafont.

« On n’est plus des enfants ! » Quelqu’un devra dire au ragondin, un jour, que dire ça à sa belle-mère, avec un air boudeur, le rendait peu crédible.

Après bon, le fait qu’elle connaisse comme le « petit-frère » de sa belle-fille avait déjà entamé le peu qu’il aurait pu avoir.

« Je pensais que… on vous laisse rester ici ? »

Elle parle forcément du danger mortel que représente ce café atroce.

« On est de Lendemain, tu sais. » Le nombre de regard qu’on peut s’attirer, en utilisant la deuxième personne du singulier pour s’adresser à une seule personne, je vous jure, c’est flippant.

« Il y a un soucis, madame Lafont ? » Mon meilleur ami, bien plus immunisé à moi que son équivalent féminin -sans doute à cause de sa nature de Ragondin- avait l’avantage d’avoir un merveilleux sourire d’ange, pour accompagner ses questions indiscrètes.

« Ce n’est rien, les enfants… je ne veux pas… »

Elle regarde à droite, à gauche, comme devant un feu rouge. Un jour, elle retrouvera la parole, et je saurais ce qu’on attend de nous. Ce sera sans doute demain, vu son rythme.

« On est prêt à vous aider, vous savez… » Rémielle prend le temps de vérifier qu’elle a mon accord. Je l’ignore.

« C’est peut-être un peu trop compliqué pour vous… »

Arg ! Sérieux ? Trop compliqué pour Joséphine, ouais ! Mais il y a moi, dans nous, et je compense largement pour toute la stupidité concentrée ici, et c’est pas peu dire.

« Tu veux pas juste nous dire quoi faire ? »

Un exposé quatre fois trop long plus tard, j’étais dans la salle de préparation, à m’étaler leur gel ridicule sur le visage.

Si on trouve un jour plus glauque que les chambres d’équipe de Lendemain, et que leurs « salles de préparation » et leur stupide enseigne de toilette, je… je sais pas, mais je ferais un truc stupide.

« Venez ici, miss LeMoine. » Comme si j’allais écouter une Lafont !

Pas question que je me couche avec ma pseudo-meilleure-amie raciste. André est mieux, de toute façon.

« Ce n’est pas correcte. » Marie peut me regarder avec tout le dédain du monde, c’est pas comme si elle bougeait vraiment. J’ai traversé toute la pièce qu’elle n’a pas levé le petit doigt. Pareil quand je me glisse à ses côtés.

La chaîne de mon ragondin, c’est presque la mienne. Je m’y accroche comme si nos chaînes existaient pour s’entremêler. Il s’élance vers le monde onirique, je le suis comme son ombre : la base.

Les fougères s’emmêlent autour de mes chevilles, éclairées par les morceaux de soleils étalés n’importe comment, comme si le ciel de branches et de feuilles imitait une boule à facette.

« T’as fait bon voyage au moins ? » Le ragondin lisse ses horribles manches bleues de voyageur-maréchal. Je sais pas comment il les supporte : j’ai évité de voyager tout le long de mon mandat de sergent à cause de ces conneries.

« Avec toi, jamais. » Mon sourire attire sa grimace : tout va bien entre nous.

Il fallait que Joséphine, entre tous les abrutis de mon équipe, soit la première qu’on croise !

« Au moins, c’est pas Rémielle. » Je roule des yeux, elle soupire, André pince l’arrête de son nez.

« Est-ce que ta soi-disant amie sait faire autre chose que se plaindre ? » Schneider retire frénétiquement les petites feuilles de son costume de brigadier en chef.

« Comment ça, soi-disant ? » J’adore quand on est parfaitement synchro, avec le ragondin.

« Elle t’appelle ragondin ! » La façon dont elle agite la main devant moi devrait être insultante, sauf qu’elle est si naturellement ridicule que non.

« Elle t’appelle humaine ! » Mon ragondin parle ma langue ! « Mieux vaut être un ragondin qu’un humain, au final. » Gentil André. Il faudra que je lui donne des bonbons, quand on rentrera…

« Peu importe. » Schneider lève son petit nez de sorcière, tourne vivement son horrible tête brune vers l’horizon et nous offre son fameux Pfft. « Miss Frye saura certainement s’occuper de ton affreux tempérament, LeMoine. »

A ces mots, elle lance la guerre de sang entre ses talons compensés et les kettekebs[1]. Est-ce que je pourrais convaincre cette abrutie d’en manger les baies, ou c’est trop méchant ?

« A quoi tu penses encore ? » L’innocence du Ragondin le rendrait presque mignon. Arg ! Stop ! Marie Lafont va lire dans mon esprit et invoquer l’instinct maternel !

« A te faire bouffer de l’écorce de mishdaban[2]. » Parfois, un gentil mensonge vaut mieux qu’une choquante vérité.

Frye nous attend sur un rocher, tout en haut d’un petit monticule, comme assise sur un trône. Si son neveu avait hérité de la même assurance, il serait un peu, emphase sur un peu, moins insupportable. Enfin, ça, s’il est pas, tout au fond, comme l’autre cloporte de Victor.

« Vous êtes arrivés vite. » Elle sourit dans ma direction, ses cheveux gris soigneusement emballés dans un châle, comme ceux de maman et de ses amis, en vert.

« J’aime pas perdre mon temps. », « J’étais impatiente de commencer, madame. » et « Ah ? » Ont été dis en même temps, je vous laisse deviner par qui.

On a dû poireauter un peu. Vincent et Rémielle sont arrivés ensemble, silencieux. Robert a débarqué en dernier, comme dans l’équipe, donc.

« On vous a dit ce que vous deviez faire ? »

Tout le monde a hoché la tête de façon si cérémonieuse que j’ai pas pu retenir un « j’ai pas vraiment écouté. »

Karen Frye a mon tempérament, l’arrogance de Joséphine et la politesse de Rémielle. Je vous laisse pas imaginer le tableau, c’est pas pour tout le monde…

« Un homme inconnu d’environ un mètre quatre-v…

_Le vilain sorcier rend le gentil comte ronchon, j’ai saisi. »

On ne se lasse jamais de regarder rougir un visage humain, tout tendu, comme si le crâne allait claquer sous la pression. Elle respire si fort qu’on dirait un buffle. Ça va bien avec son veau de neveu, du coup…

« Miss Leroi, je vous laisse évidemment la direction de votre bastion. » Elle échange un levé de menton royal avec l’abruti de paon femelle, puis disparaît dans une grosse boule de lumière.

« Très intense, la supervision. » Je roule des yeux.

« Tu vas pas te plaindre de pas être babysittée, toi ? » Vincent me connaît trop bien, et pas assez en même temps.

« Je me plains de devoir vous babysitter moi-même. » J’agite les mains, le paon femelle grogne, le cloporte siffle comme un serpent et le ragondin couine, frappé par des branches basses.

« Il arrive qu’elle se comporte de façon correcte ? » Robert fronce les sourcils et plisse le front, tourné vers Rémielle comme vers un phare. Le pauvre.

« Ça va dépendre de ta définition de correcte… » Le ragondin me jauge, un peu comme s’il avait ce qu’il fallait pour m’évaluer.

« Non. » Gentille Rémielle, bon paon catégorique.

On progresse lentement, parce que personne ne sait marcher à part moi dans ce troupeau hétérogène. On pardonne Vincent, évidemment, parce qu’il est trop grand et trop musclé pour les passages étroits qu’on emprunte.

« Aaaaaaarg ! »

On se tourne tous vers Joséphine, oubliant presque que ça a genre quatre-vingt-treize pourcent de chance d’être un tout petit insecte. Les mains crispées contre l’écorce grisâtre d’un akesana[3], elle tremble, les genoux claquants nerveusement.

Il faut vraiment le vouloir, pour serrer une écorce aussi rêche et inconfortable que celle-ci. Pauvre cloporte ? Non, faut pas pousser. Elle le mérite.

« Je peux t’aider ? » Le rangondin devra réaliser qu’il est trop gentil pour ce monde, un jour.

« Sors-moi de là ! » Elle répète, de plus en plus vite, de plus en plus aiguë. Combien de temps elle peut tenir ?

« Calmes-toi ! » Rémielle lève les mains face à elle, comme une sorte de prêtresse.

« Tu vois quelque chose ? » Vincent se tourne vers moi. C’est drôle, parce que, même s’il doit baisser la tête pour me parler, il n’a jamais l’air de me prendre de haut.

« Une drama queen, ça compte ? » Je hausse un sourcil et, devant leurs regards sombres, je roule des yeux.

« Faites quelque chose ! »

L’appel strident de Schneider attire un rire dément. C’est pas Rémielle, c’est pas le nouveau (sait-on jamais), alors je scan les environs.

On dirait que le rire tourne autour de nous.

« Haman ! » Je tombe, projetée sur le sol, André par-dessus moi.

« Tu rends toujours tout ambiguë. Tu sais, ça ? »

Je roule sur le côté, me redresse. Il n’y a pas beaucoup de vent et le soleil est toujours aussi fractionné. J’observe l’écorce, suivant les courbes du corps de Joséphine, comme pour la…

Merde !

« Eloignez-vous des arbres ! » Je tire Vincent, dont la cheville reste accolée à un mishdaban.

« Ça ne va pas suffire, petite maline. »

Je me retourne à temps pour capter le rayon d’énergie d’un jaune vif qui me fonce dessus. Il ne bouge plus, immobilisé par mes chaînes. Il flotte, comme une sphère d’énergie, striée de drôles de nervures violettes.

C’est quoi ce truc, au juste ?

André tient la main de Rémielle, l’aide à chercher un endroit en hauteur. Elle attrape une branche basse. Mes yeux s’ouvrent plus grand. Il lui fait la courte échelle. L’air se bloque dans mes poumons. Elle se hisse à moitié.

« Mielle ! » Je cours, je tombe, la cheville empêtrée dans un drôle de filet noir.

« Haman ? » Pourquoi il faut toujours qu’elle croit mieux savoir que moi ?

Elle essaie de monter, mais son corps se fige dans la branche. Joséphine crie toujours, mais Rémielle est silencieuse. André vient vers moi. Je crie, muette, alors que la sphère s’élance vers lui.

Quand est-ce que j’ai perdu le contrôle sur elle ?

« Crozier ? Kahl ? » Je me hisse sur mes genoux, les cherche. La brume emplit le bois. Je respire plus vite. Mon cœur accélère aussi. Puis, tout s’arrête.

Je me redresse d’un coup, couverte de sueur, le souffle court. La forêt est partie. Ou je l’ai quitté ? Les murs blancs de Lendemain tournent en toupie autour de moi. L’air se bat contre mes poumons.

André ne bouge pas.

Je le secoue, comme on secoue une bouteille de jus d’orange, comme on secoue un cocktail. Putain de ragondin !

« Allez, merde ! Debout ! »

Mais André n’est pas un balai d’Harry Potter : il n’obéit pas toujours.

Je m’affaisse sur son corps, tremblante. On a perdu ? J’ai perdu ? Comment ? Pourquoi ? Tout se bouscule, je ne sais pas ce que j’ai manqué, à quel moment ça a déraillé.

Il allait bien, il se plaignait, ce matin même, de ce dîner de famille qu’il subirait, de son petit frère, de sa nièce qui pleure tout le temps.

La porte s’ouvrit. Mon corps se tendit. La longue et parfaite chevelure blonde de Solange tombait sur sa chemise rose. Elle avait l’air un peu ailleurs, perdue.

« Que fait André ? » Elle s’approcha lentement, tremblante.

Comme tout le monde, à Lendemain, elle avait connu son lot d’enraciné, d’inconscient qui avait cru savoir mieux que le règlement.

Derrière elle, Monsieur Leroi entra, son costume trois pièces serrant ses muscles de mécanicien.

« Solange ? »

Je ne bougeais pas. Je ne parlais pas. J’attendais.

« Haman, trésor, qu’est-ce qui se passe ? »

Solange se tourna vers moi. Ses yeux, d’aussi près, avaient le même vert que ceux de mon ragondin. Quelque chose s’est brisé, et les larmes ont dévalées mes joues.

« Mademoiselle LeMoine ! »

Tout ralentit et accéléra. La pièce se remplit de monde, de parents, d’officiels. Certains prenaient des notes. D’autres avaient des brassards d’urgence médicale.

Les mêmes brassards s’agitaient autour de maman, d’habitude. Alice et ses blagues morbides, Tobias et sa protection quasi-maternelle, Yannick le silencieux, Andréa le réactif et Lucien-teint-de-vampire étaient là, aujourd’hui.

J’ai ramené mes genoux contre moi. Tout le monde parlait très vite, très fort. Les mots se mélangeaient, et je répondais, parfois. Mais je ne savais pas de quoi on parlait.

La lampe du plafond brillait rouge. Haydar m’avait dit, une fois, que c’était ce qui se passait en cas d’échec.

Je n’avais jamais vu la lumière briller en rouge.

Je me suis levée, aidée par Madame et Monsieur Leroi. Les boucles oranges de Clémence Leroi rebondissaient à chaque pas, légères, aériennes. Rémielle était tellement jalouse des cheveux de sa mère...

« Elle a trouvé plus fort qu’elle. » Le chuchot que Josette adressa à Papa me glaça le sang plus efficacement qu’une roulade dans la neige.

« Il fallait bien que ça arrive… » Papa secoua la tête, et les Leroi disparurent.

La cheminée crépitait, relaxante. Maman n’était pas là. Papa me frottait le dos.

« Tout va bien, ma puce. Tu es à la maison. Rien de ce qui te blesse dehors ne peut t’atteindre, ici. D’accord ? »

J’ai arrêté de pleurer, presque immédiatement. Les émotions se bousculaient. Le choc était passé, maintenant.

Tout est allé beaucoup trop vite. Ce sorcier avait bien dix coups d’avance sur nous. Il a joué avec moi, avec toute l’équipe. On ne connaissait pas ses limites, ses pouvoirs, ses points faibles. Il a des points faibles ?

« Qui va s’occuper d’eux ? »

Papa secoua la tête.

« Ne t’inquiètes pas pour ça. Josette et Kévin m’ont dit que l’équipe de Victor prendrait la suite. Ils ont sans doute encore beaucoup de monde à envoyer. »

Esteban n’était pas là. Est-ce qu’il est coincé aussi ? ça expliquerait pourquoi Solange était aussi secouée…

Je balaie mes inquiétudes d’un jet d’eau brûlante. Connaissant Victor, ils ne feront rien avant demain. Le shampoing maison m’aide à me détendre. Tout ira bien.

Au travail, Fabrice a la tête ailleurs. Il s’est trouvé une nouvelle fille à draguer, encore, et ne parle que de ça. Combler son manque de professionnalisme m’occupe. En plus, son père est vraiment cool avec moi.

« Je peux te parler, LeMoine ? »

Fabrice cligne des yeux, me regarde, puis se tourne vers son père.

« Lâches ce téléphone et remplace-la, Fabrice. »

Je suis monsieur Bahl dans son bureau.

« On va pas tarder à bouger vers Colmar, ‘chepa si l’petit t’a dit. »

Je secoue la tête. Colmar ? ça fait loin. Il restera plus personne du B.P, du coup.

« J’aimerais t’filer l’affaire, t’sais, me franchiser. »

Mes yeux papillonnent encore plus vite que ceux de Fabrice tout à l’heure.

« Pardon ? » Il peut pas être sérieux.

« T’connais bien les jeunes du coin, tu travail sérieusement. J’ai confiance en toi, LeMoine. Après, s’tu veux pas, t’pourras toujours chercher ailleurs… »

Ok, stop. Je m’assois. Il rit. Je me masse les tempes. Personne ne voulait de moi, après mon B.P, à part lui. Et là, il veut me filer un meilleur poste ?

« Ok.

_Ok ?

_Ouais, bien-sûr. Ce serait un honneur, monsieur Bahl. »

Son sourire grandit encore. Il éclate d’un rire franc.

« Bah, appelles-moi Vincent. » Il hausse les épaules.

« D’accord, Vincent. »

Ma tête tourne encore quand je retourne à l’atelier. Fabrice est retourné sur son téléphone, ou ne l’a pas quitté. Il écrit à la mystérieuse Anna, qui vit pas loin de Niederkrauter[4]. Le pauvre se fera sans doute encore briser le cœur, parce qu’il ne sait pas s’y prendre, en relations.

« Il voulait quoi ? »

Comment je suis sensée lui dire que son père va encore me donner une augmentation avant lui ?

Mon téléphone sonne. Je sursaute.

« M’sieur Lafont ? »

Silence. Le pauvre doit pas avoir l’habitude que je sois aussi polie avec lui.

« Mademoiselle Haman LeMoine, enfant de cœur de l’équipe 81, aussi appelée Team-Rémielle ? »

Je hoche la tête, avant de me rappeler de confirmer à haute voix.

S’il veut m’enguirlander d’avoir perdu, je vais lui dire ses quatre vérités à ce mufle ! Parce que, quand c’était à Victor d’avoir une première défaite, il lui a passé de la pommade pendant des semaines et c’était à vomir !

« Je vous appelle au sujet de votre fiancé. »

C’est pire que c’que j’pensais. Qu’est-ce qu’il veut, à la fin ?

« Je suis au travail.

_Je resterais bref. Sa mission s’est mal passée et… il n’a pas eu autant de chance que vous. Il ne s’est pas encore réveillé, mais il est toujours vivant. Nous faisons tout… »

Haydar… ?

Les enfants de cœur ne sont pas faits pour survivre dans le monde des rêves. Il ne tiendra pas le week-end.

« Mademoiselle LeMoine ?

_Qui prend la suite ?

_Pardon ?

_Qui. Prend. La suite. »

J’ai détaché chaque syllabe pour les faire pénétrer dans son crâne dur de Lafont.

« L’équipe n°88 »

Robin ? « C’est une blague ?

_Certainement pas. » Sombre idiot ! « Un escadron d’élite s’occupe de son repère et de ses sbires. Si vous le souhaitez, je pourrais vous… »

Je raccroche.

« Fabrice ? »

Il lève le nez de son portable, assez longtemps pour croiser mon regard.

« Mon fiancé est à l’hôpital. Je prends ma journée. »

Ses yeux s’ouvrent très grands. Il me fixe, alors que je mets ma veste et que j’attrape mon sac.

« Bonne chance. » Il balbutie, quand je claque la porte.

Bon. Maintenant que je suis dans la voiture, il me faut un plan. J’enfonce les clés dans le contact alors qu’il se dessine, doucement. Je vais demander des informations ou agir de façon directe ? J’ai peur que Victoire ne soit pas assez moi pour tout faire…

J’arrête ma voiture dans le parking du supermarché, en face de chez l’autre babouin. Ma balle antistress, projetée contre la vitre, suffit à les faire ouvrir la fenêtre.

« Hey ! Le gélada !

_Robin ! »

La voix de Solange fait écho à la mienne.

Quelques instants plus tard, l’abrutis me retrouve dehors. Il est à l’homme civilisé ce que les fruits de mer sont aux fruits, mais j’ai pas d’autres choix.

« Ouais ?

_Je viens avec toi dans le Monde Onirique.

_Non. »

Je soupire. Comme si j’avais le temps de jouer !

« C’est ça ou je raconte tout à ta mère. Et si elle fait rien contre toi, je te pourris la vie dans l’autre monde. Capiche ? » Me pousse pas trop.

Il grimace, essaie de réfléchir (le pauvre, ça doit pas être facile), puis sourit.

« Je ne ploierais pas devant le chantage.

_C’est mignon, mais t’as pas le choix. »

Je croise les bras. Il reste sur son piédestal de mousse imaginaire.

« T’as déjà perdu, toi. »

Ma main, sa joue, je vous épargne les détails. Il a caressé la marque rouge, les yeux grands ouverts.

« Mon travail consiste à changer des arbres infiniment plus larges, grands, vieux et solides que toi en portes de placard. Ne me pousse pas à voir plus petit. »

Je fais claquer mes phalanges. Il grimace et jette un regard derrière lui, vers sa maison.

« Les menaces ne prennent pas… » Ta voix dit le contraire, babouin.

« Je peux la jouer enfant de cœur si tu préfères. » Je hausse les épaules. « Si je m’y prends assez bien, je peux vous envoyer, toi et ta mère, échanger vos places avec André et ton père. »

Il tremble pour de bon. Pas trop tôt !

« Ok.

_Ok quoi ?

_Oui, je t’emmène avec moi dans le monde des rêves.

_Bah qu’est-ce que t’attends ?

_Maintenant ?

_Pas dans dix ans, oui. »

Je garde ma position, il soupire.

« Je vais parler à ma mère pour avancer l’opération. Mais tu fais chier ! »

J’essayais pas de te convenir, pauvre crétin, mais de sauver mon parfait fiancé. J’inspire, cherchant ma paix intérieure au milieu des envies de meurtre.

« Plus vite ! »

J’espère qu’il peut entendre ma voix depuis l’intérieur. Sinon tant pis, il devra faire avec ma mauvaise humeur. Après tout, c’est sa faute, tout ça.

Solange sort, même pas agacée, juste bouffie et décoiffée. Elle ne me regarde pas. Elle attrape ses clés de voiture et fait clignoter les phares de son monospace.

Sérieux, Robin est même pas majeur ! Il est tout juste Première classe, ils ont pas trouvé mieux ?

« J’ai appelé Marie. Elle va s’arranger pour nous. » Elle jette son sac sur le siège passager en s’installant, me laissant être la voisine du babouin. J’ai toujours su qu’elle avait un problème avec moi, mais là, ça dépasse les bornes.

« C’est prudent d’envoyer Robin ? » Je le dévisage, il ouvre la bouche comme pour vomir des idioties, mais parvient de justesse à se retenir.

« Je ne crois pas qu’ils aient le choix. » Elle secoue la tête avant d’embrayer.

Mon cœur ralentit, comme pour s’aligner à celui de mon fiancé. Je ferme les yeux pour ne pas me perdre dans la noirceur des sièges. Ils sont seuls, dans le monde des rêves. Personne ne peut vraiment les aider, au point qu’on envoie des enfants. J’ai déjà perdu alors… est-ce que j’arriverais à les aider ?

« Agathe et Léon sont dans une équipe d’élite, ils s’attaquent à son repaire. »

Inspiration, expiration. Je tremble. Mes mains se joignent devant moi. Tout ira bien, tout doit bien se passer, je n’ai pas le choix.

On s’arrête devant le local de formation. Les tremblements s’accentuent. Robin me fixe, les yeux grands ouverts. Est-ce qu’il comprend ? Il ne mérite pas ça. Ce combat, là, c’est trop pour lui, trop pour toute son équipe. Ce n’est pas juste.

« Haman ! » Victoire court vers moi, ses nattes attachées ensemble à l’arrière de sa tête, décorées de branches fleuries. Elle ne s’attendait pas à être appelée, et ça se voit. Où elle allait, habillée comme ça ?

« Ça te dérange pas que je…

_Pas du tout ! »

Bon. Une grande blonde à lunette, avec une robe en tweed vert et une chemise blanche, je dirais Léontine. La toute petite aux cheveux noirs avec des extensions violettes et des mitaines, c’est forcément Charmerouge. Il reste…

« Alors c’est vrai ? » Armand s’approche.

S’il accepte de me parler, c’est qu’il doit être vraiment mal. Tant mieux, il mérite pas d’aller mieux que Robin. C’est un humain, ce type.

« Ta sœur a merdé, comme toujours, oui. » Je lui souris, il me jette un ridicule petit regard noir.

Quelqu’un devra lui expliquer que, à seize ans, on peut pas faire le méchant. Ok, il a de l’avance sur ses camarades. Mais pas plus qu’André ou moi. C’est pas comme si c’était difficile : ils sont tous idiots. Victoire a dû tout apprendre en un an, pendant son CM2. Il a mis 4 ans au lieu de 5, c’est pas impressionnant.

« C’est toi qui gères la LeMoine, Gaudreault. » Léonie Charmerouge roule des yeux.

« Ton maquillage te donne des airs de panda dépressif, tu sais ? » Il fallait que quelqu’un lui annonce.

« Merci. » Elle a l’air… sérieuse. Ok. Chacun son kiff, hein.

On a tous droit à la grande salle ronde. Ces abrutis voyagent encore avec leur superviseur. Au moins, Thông Châu, ou juste Thông, pour les intimes, a le mérite de servir à quelque chose sur le terrain. Ok, il me reconnaît, j’ai rien dit, il est fantastique.

« LeMoine.

_Châu. »

Il sourit, je l’imite, les jeunes grimacent : une belle journée.

Je me glisse avec Robin, qui met autant de distance qu’il le peut entre nous, tellement qu’il tangue au bord du lit. Crétin.

Sa chaîne est aussi dure de la feuille que lui. Est-ce que je devrais lui dire, qu’il est faible ? Est-ce que ça l’aiderait, de le savoir ? André a toujours eu du mal avec les attentes surréalistes de Solange et Esteban… est-ce que c’est aussi son cas ? Et, si oui, est-ce que je dois lui dire ?

Sa chaîne ramollit, je la prends en abordage, elle me repousse, je m’accroche. Elle crisse, une fissure se dessine. Merde !

« Stop ! »

Tout le monde ouvre les yeux. Armand me jette un de ses regards ridicule. Thông m’interroge des sourcils. Je grimace. Il regarde Robin. Je détourne les yeux. Il soupire.

« Je peux plutôt y aller avec Charmerouge ? Robin a l’air trop mal à l’aise, ça me fait un peu pitié. »

Il a l’air vexé, mais sans doute moins que si j’avais été honnête. Pauvre chaton. Au moins, à côté de moi, il doit pas se sentir plus faible que les autres.

L’échange se fait dans le malaise le plus palpable, pour pas arranger les choses. Léonie a la tête d’une gosse qui préfèrerais dormir avec un cadavre. Est-ce que je devrais être vexée, ou est-ce que c’est juste une extension de son côté emo ?

Sa chaîne met un temps monstrueux à se ramollir ! Vive l’insomnie ! Je pensais que ça concernait pas le fait de voyager. J’ai eu tort ? Peut-être qu’elle est juste nulle. Rien me prouve que c’est pas le cas, après tout.

« Pas trop tôt. » Armand croise les bras.

On peut pas faire le sérieux avec littéralement trois poiles qui se disputent le territoire de toute sa mâchoire. Il serait plus crédible en les rasant, à ce stade.

« J’ai jamais trimballé d’cœur. » Au moins, on est d’accord sur un point.

« C’est juste parce que t’as oublié l’tiens dans l’utérus. »

Oh mon dieu ! Son petit regard horrifié ! Tu es en colère ? Tu veux me vénérer ? Personne ne sait ! C’est trop chou… je vais finir par l’adopter aussi, à ce rythme. Qu’est-ce qui lui irait bien, comme animal… ?

« On peut faire l’impasse sur ta grande sagesse, LeMoine ? » Bah, voilà un babouin encore vexé que je sois pas venue avec lui !

« Il produit des sphères d’énergies paralysantes. Ça déconnecte pas tout de suite l’enfant de cœur, mais ça semble faciliter la suite des opérations pour le sorcier. »

Les couleurs quittent leur visage. C’est drôle, parce que ça allait mieux avec la forêt Samalat. Ici, à Kebiseni, ça fait juste tâche : tout le reste est multicolore.

« Je suppose que vous avez un plan. » Thông croise ses larges bras sur son torse maigrichon. Il est vraiment bâti n’importe comment… il devrait laisser une note salée à son architecte…

« Un plan ? Ouais, on peut dire ça. » Je hausse les épaules, cherchant des indices entre les branches.

« J’ai peur… » Léontine secoue sa petite tête de fille parfaite.

« En cas de soucis, je jette Armand entre moi et le danger. » J’attrape ses épaules pour illustrer mon propos.

L’assistance est partagée : certains sourient, certains soupirent. Au moins, le décor est posé, ils seront pas surpris.

« C’est comme ça que tu veux sauver mon frère ? T’es pas sensé être sa meilleure amie ? » Aoutch.

« Suivez les conseils de Thông, tant qu’il est en état d’en donner. Personne ne touche d’arbre, de branche ou d’écorce. Gaudreault et Charmerouge, vous restez assez proche pour que je puisse sauver vos fesses. Victoire, attention, je sais pas si les rêveurs pourront voir ses pouvoirs, alors parle autant que possible. »

Tout le monde hoche la tête. Thông prend des notes. Qui emmène un carnet d’évaluation en bataille ?

On s’avance, on papote, on fait genre qu’on est détendu. Tout le monde obéit. Victoire décrit plein de trucs inutiles, je la félicite, elle se redresse, toute pimpante. La pauvre doit pas être encouragée souvent…

Une balle arrive, je tire Léonie par la capuche, je capture la sphère dans mes chaînes, elle disparaît. Merde !

« Il est là. » Léonie me jette un regard noir, entre deux quintes de toux. Je suis sensée m’excuser ?

Robin sort des fouets à rêve de son dos. C’est drôle, je l’imaginais avec une épée, comme Armand.

« Là ! » Victoire pointe vers Léontine. Nos chaînes détruisent la balle à deux. Un grondement résonne de partout.

« Je crois qu’on l’a énervé. »

Je place déjà une main devant Robin, au cas où. Solange est trop gentille pour tout perdre en une fois et j’ai un mauvais pressentiment pour Agathe.

« Tu es là depuis plusieurs secondes. N’importe qui serait dans le même état. » Victoire me sourit. Je lui rends. Bonne petite enfant de cœur.

Le sol tremble. Les sourires dégringolent, les pieds aussi. Léonie s’agrippe à André qui s’agrippe à moi. Victoire étend ses chaînes en tourbillon, comme on apprend chez les cadets. Armand est appuyé sur son épée.

« Leroi ! » Je jette une pierre vers le rêve.[5]

Il tremble, Armand crie et lâche son arme. Putain de flipette de merde ! Robin court, élance son arme. Il repousse le rêve juste à temps. Armand tremble comme une feuille.

« Frappes les une fois pour indiquer leur position. » Je me tourne à peine vers Victoire et… merde…

Il en sort de partout.

Non !

Je veux pas perdre encore !

« Babouin, tarentule, dos à dos ! » Je tire Robin et Léonie pour qu’ils s’exécutent.

« Mais on voit rien ! » Elle me jette un regard plein de larmes. Ok. Reste calme. Elle a que dix-sept ans. Elle a besoin de toi. C’est juste une petite fille…

« Je fais ce que je peux. » On peut diviser une chaîne en cinq ? Il m’en faut un peu pour ses sphères, mais il m’en faut assez pour les projections.

Calme-toi. Rien ne peut vaincre un enfant de cœur qui parle avec le sien. Le crie de Thông vibre dans l’air, alors qu’il découpe une armée de rêves. Ses mains sont mordues, il ne restera pas longtemps s’il veut vivre, mais il peut gérer le temps que je trouve une solution.

Je ne peux pas me diviser… il n’y a pas assez de moi… et ils s’épuiseraient trop vite de toute façon.

Et s’ils n’avaient pas besoin de voir ?

« Gagnez du temps ! » Faites que ça marche.

Mes chaînes s’enfoncent, plus bas. Il faut que le cœur m’entende, de façon directe. Il faut qu’il sente que je suis sincère, que je lui fais confiance. J’ouvre les bras. Je ne bouge plus.

Ils méritent d’être libres… d’aller où ils veulent, de rester, de partir. Aucun lien ne devrait pouvoir les réduire à la servitude. Ils viennent de toi, eux aussi. Je suis une enfant de cœur, leur sœur dans ta création.

Tout se fige. Quelque chose me traverse, m’engourdis. La lumière, jaune et vive, me brûle les yeux.

J’ai confiance en toi. Tu as toujours été là pour moi. Je suis une extension de toi, tout en étant authentiquement quelqu’un d’unique. On est lié par plus que du sang, plus que des mots. Je peux sentir, au fond, que ça ira. Tu es là. Tu résonne avec moi, comme avec Victoire, comme avec Haydar, comme avec mon père.

Je les aime, tous les trois. J’aime André. Je préfère être avec eux, de toute façon. Mais si tu libères les rêves, si tu libères les créatures du cœur, alors tu peux gagner.

« Quoi ? »

Mes yeux s’ouvrent. Ils s’étaient fermés ? Victoire me fixe en tremblant. Robin a le bras pris dans un arbre. Armand est à terre. Léonie est couverte de sang, Léontine est couverte de blessures.

« Il vous a fait ça. » Ma main bouge toute seule, désignant un point de la forêt. Je sais qu’il y est, je ne sais pas comment.

Les rêves s’élancent, grondant. Les hurlements résonnent tout autour. Je m’élance vers les cris bestiaux.

« Non ! Haman ! » Le babouin et la tarentule sont coincés derrière, moins souples, agiles et rapides.

Il est là. Par terre. En face de moi.

« Toi. » Il gronde, sa capuche de lin noire jetant une ombre sur son visage.

« Tu t’es attaqué à la mauvaise enfant de cœur. »

Ma main sur le manche, je libère ma dague en vague d’un mouvement de poignet. Elle tourne, bleue et brillante, dans la forêt épaisse.

Il recule, pose ses mains sur les deux poteaux du pont. Sa robe glisse bruyamment sur l’herbe. Le bois grince, quand il y pose le talon de ses bottes.

« Seul l’empereur peut déclamer des sentences de mort. » Est-ce que c’est de l’hésitation, que j’entends ?

Il n’a sûrement pas hésité, quand c’était André en face. Pas plus pour Haydar. Pourquoi j’hésiterais, moi ?

« Comme si j’en avais quelque chose à faire. »

Ma lame vole, tranchante, à travers la corde. Le pont vacille. Il se tient autant qu’il peut. Je souris.

« Le Comte vous retrouvera. La Marquise ne vous laissera pas faire. »

Je m’arrête. Il a raison.

« Libérez-les tous. Maintenant. »

Il rit. Mon sang boue. Je ne peux pas le laisser là, les laisser derrière. Je ne resterais pas sur une défaite.

« Tu ne peux pas m’y forcer. Ils me banniront peut-être mais, tant que je respirerais, tes amis perdront leurs forces ici. »

Je frappe le pont, il tangue, sa capuche tombe en arrière, ses cheveux bruns volent au vent. Il a le visage de Rémielle, il a ses yeux, son arrogance.

« Le comte te fera tuer. » Et ils seront libre.

« Combien de temps il faudra à l’Empereur pour m’atteindre ? Sera-t-il seulement capable de le faire ? »

Son rire résonne, gras. Je tremble. André ne bouge pas, figé quelque part, loin de moi, sans doute aux côtés d’Haydar. Rémielle attend, figée elle-aussi, de retrouver son petit frère. Ils ont besoin de moi.

« Tu ne peux pas me vaincre, moi. » Je secoue la tête. Tout ira bien, quoi qu’il se passe. C’est ce qu’on est destiné à faire.

Cette dague, ondulée, est faite en verre, fragile comme notre vie, transparente comme notre cœur, tranchante comme notre courage.

« Mon bourreau ne pourra pas me tuer pour autant. »

Que tu crois.

Je plante la dague dans un arbre. Ils la retrouveront et ils comprendront.

« Je suis Amélia Salhi, fille de Zineb et héritière des cristaux maudits. »

Mes chaînes grandissent autour de moi. Il ne regarde que mes yeux, il ne les voit pas. Je trouve la sienne. Sois plus petite, Haman. Tu n’es qu’un tout petit bout de ta famille, qu’une seule ligne sur l’histoire des Salhi, qu’une seule ligne sur l’histoire des LeMoine, qu’une note de bas de page dans celle de ce monde.

« Je n’ai jamais eu peur des étrangers de l’autre monde, Amélia. »

Je ferme les yeux. Ma chaîne est dans la sienne.

« Tu auras peur de moi. » Rien ne peut vaincre un enfant de cœur qui parle avec le sien.

Je suis plus grande, plus forte, que tous les enfants de cœur que je connais. Je suis la meilleure de cette génération, la meilleure de mon siècle. Je porte l’héritage secret des deux plus précieuses familles que je connaisse. La gloire coule dans mes veines, depuis celle de mes ancêtres. Rien ne peut se mettre en travers de mon chemin.

Crac.

Je vacille. Il sourit, même s’il ne sait pas.

« Plus assez de force pour le voyage ? »

Tiens bon, Charmerouge. Je grandis encore. Il va craquer avant moi, il le faut. Ma chaîne est forte, fiable. Elle se fissurera peut-être, mais ils en valent la peine.

Crac.

Je crie, masquée par l’envol des oiseaux. Ma tête tourne comme dans un manège. Ma chaîne gonfle de victoire, de plus en plus éblouissante de craquement en craquement.

Crac.

Je hurle. Il crie à son tour. Une vague nous secoue, tous.

« Haman ! »

La voix de Robin s’approche, puis s’éloigne. Le sorcier s’écrase, se ratatine, quelque chose se trouble, comme si j’étais larguée dans le vide.

Léonie est perdue.

« Elle revient. »

Les voix se mélangent dans le néant bleu. C’est drôle, j’aurais toujours cru qu’on ne verrait rien, si on était inconscient. Mais ce n’était pas rien, c’était bleu.

« Ta mère est furieuse, ma chérie. »

Les choses me reviennent petit à petit. Après les sons, c’est les odeurs. Le désinfectant est parfois coupé de parfum. Une ou deux fois, il y a eu du bois. Après ça, le bleu a disparu. C’était un bleu un peu violet, genre ultramarin. Mais il n’était plus là.

J’ai deviné aux flashs rouges que c’était la vue.

« Haman, habibti, je ne sais pas si tu m’entends, mais je veux aussi te parler pour moi. »

Le toucher, brûlant. Sa main, aux calles en forme d’aiguilles, contre ma main de menuisière. Son cœur, dans ses veines, sous sa peau. La pression de sa vie contre la mienne.

« Je t’aime. Tu me manques. Je m’en veux. Il y a tellement de sujets qu’on doit aborder. Il faut que tu reviennes, hbiba. »

Le reste suit assez vite ou, du moins, je ne vois pas le temps passer. Et, un jour, j’ai retrouvé tout mon corps et je m’asseye.

            Le décor tangue et tourne trop, dans l’hôpital, mais ce n’est pas très important. En fait, mieux vaut que je ne vois pas les câbles qui dépassent de partout sur mon corps.

Claquement de vaisselle. Eclat de plastique. Non ! Le contraire !

« Haman ! »

Solange, jetée dans mes bras.

« Maman ? » André, ses semelles couinantes, son petit frère.

Noir, blanc, noir-blanc. Deux jours se sont enchaînés en sursaut de bonheur et en médecin surpris. Flemming est venue me faire la morale, mais pas Lafont. J’ai pas demandé, parce qu’on réclame pas d’heure de colles que les profs ont oublié.

« Tu es sûre de pouvoir rentrer ? » Non.

« Evidemment ! » C’est normal de sentir des blessures là où on n’a pas de corps ? « C’est rester que je pourrais pas faire. » Rouler des yeux, ça fait tout tourner encore plus. C’est horrible. « C’est chiant à mourir, ici. »

La voiture endort les bébés et les jeunes adultes aux chaînes fissurées. J’ai de la chance : Maman ne se sentait pas assez en forme pour faire une remarque.

Le travail a repris dans la semaine suivante, comme le reste de ma vie. Tout était un peu moins lumineux, un peu moins coloré, un peu moins vivant. Aléatoirement, je sentais le sol sous mes pieds, instable, prêt à m’avaler toute crue. Mais bon, en tant que Salhi, c’était presque inscrit dans mon programme génétique.

Il s’est passé dix jours avant que j’ai la moindre nouvelle de Lendemain.

Enfin, André m’avait bien envoyé un ours en peluche et Rémielle une carte de bon rétablissement, mais rien d’officiel. Là, c’était Jean Lafont et une grande enveloppe en papier kraft.

Il avait bien signé la lettre, à l’intérieur, mais c’était la seule chose qui pouvait faire penser à lui. C’était poli, tout en honneur, tout en douceur, tout en courtoisie. Aucun mot sur le fait que j’avais un métier d’homme. Aucun mot sur Haydar et notre relation. Aucun mot sur la façon dont je traitais son fils adoré.

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? » T’es pas prête, maman.

« Me faire lieutenant. » Avant Leroi. Avant Lafont. Même avant Agathe, de ce que je sais.

« Oh… » Quand Maman regarde comme ça vers Papa, en contre-plongée, les doigts entortillés, c’est facile de deviner.

« Comme si je voulais que mes parents parasitent ma grande cérémonie d’honneur ! » Mon torse s’est bombé si fort que j’aurais pu jouer un super héros.

On m’a affecté Léonie Charmerouge pour m’accompagner, sans doute pour se moquer de moi. Sa chambre était à son image : tâchée, mal rangée et déchirée de partout. J’ai souri en voyant la moustiquaire noire en lambeau qui pendait autour de son ancien lit de princesse, massacré à l’encre noire et au blanc correcteur.

Cette petite a besoin d’un câlin.

« Ton lit est petit. » Je croise les bras, elle roule des yeux. C’est une bonne idée, pour elle, de dormir avec son maquillage de panda ?

La châtellerie chatoyante brillait sous le ciel gris. La pluie glacée donnait des airs de vernis dépressif sur les pierres de la Grand-Route.

On a attendu, debout, que le Comte (la plus grande des Diva) accepte de mouiller son costume. Mes cheveux, sous mon voile, étaient déjà tellement plein d’eau qu’ils pesaient comme un alter appuyé sur mon crâne.

Il y avait trois piédestaux où s’avancer, mais personne d’autre ne portait leur stupide couronne végétale. Est-ce que ces abrutis sont en retard ? C’est pour ça que je me noie sous la flotte ?

« Hey, rangondin ! » Je crie.

Ok. J’aurais reculé aussi, si on m’avait appelé comme ça au milieu de Lendemain. Mais mes yeux auraient été secs et… normaux ? Pas rougis et bouffis, en tout cas.

« Ragondin ? »

Et il s’en va. Il pourrait parler, quand même ! Je veux bien qu’il soit un peu embarrassé, je peux même tolérer un brin d’agacement. Mais être ignorée ? Et puis quoi encore !

« Le soleil ! »

Je lève la tête. Grave erreur. Pluie de graines dans mes yeux. Mais bordel de chameau en ruth ! C’est quoi leur problème à la fin ?

Evidemment, monsieur la Diva choisit ce moment pour arriver. Donc à genou, les yeux encore irrités par leurs fichues graines, alors que tout le monde applaudit.

Youpi !

« Que l’élue s’avance. »

J’obéis, je vais vers la marque du milieu. Les prêtresses attrapent mes bras pour me pousser sur le côté. Je me rebellerais bien, mais la rébellion d’André fait assez d’insurrection inopinée pour une bonne semaine.

« Nous commencerons par honorer ceux qui, dans leur dernier souffle, ont gagné la gloire nécessaire. »

Dans leur dernier souffle ?

Et merde.

André.

Les larmes ont coulé juste après que mes jambes ont bougées. Je n’ai eu qu’une seconde pour voir la Diva se décomposer avant que tout devienne flou. J’ai couru, avant de savoir que j’avais quitté le sol. Il était là, contre moi. Non… ça, c’était dans ma tête.

En vrai, j’ai été immobile, pendant que les casques et les graines ont été déposés.

« Agathe Lafont et Léon Lafont, vous avez servi avec honneur et dignité… » Ses mots se sont embourbés, comme mon souffle.

J’allais devenir Lieutenenant, avec Agathe.

Pourquoi personne n’a rien dit ?

Jean.

Jean était bizarre, parce que c’était son fils, là-bas. Son fils et sa belle-fille. Et les vacances qu’ils ont prévues au parc animalier ? Et Amandine ? Et leur appartement ?

Ils ne sont pas vieux… Ils ne sont pas des Salhi…

Toussotement. Les images floues se superposent. Le comte tient un couteau devant moi, brillant de sève. Les fleurs sont tombées autour de mon corps. On me fixe.

« L’honneur me met à genou, mon comte. »

Je tombe, un peu en retard. Personne n’ose rire. Les seuls sursauts de souffle viennent des sanglots étouffés et étouffants.

Je voulais faire une de mes promos à côté d’Agathe, un jour… je lui ai dit, quand je suis devenue Première Classe… je ne voulais pas, je ne pensais pas, je ne savais pas que… Pas comme ça.

« Haman LeMoine ! »

La foule acclame, je tremble. Mes parents ne sont pas là. Le soleil trace des arcs en ciel dans les flaques.

Je me lève, mon corps comme une masse de membres tremblants. Je pourrais aller n’importe où, mais je ne bouge pas. La foule me regarde, murmure, choquée ou admirative, alors que je titube.

« André… »

Il secoue la tête quand je m’approche.

Je me tais, ouvre les bras, il y plonge avec son frère.

Les acclamations ne sont que du bruit blanc, le fond pour son hurlement, coincé contre mon cœur. Ils s’agrippent, leurs quatre bras comme les pattes d’un Koala particulièrement effrayé. Je les serre, comme si ça changerait quelque chose.

Relevant les yeux, je croise les larmes de Solange, une main sur son cœur déchiré. Esteban tremble à côté d’elle. Elle hoche la tête quand j’essaie de lui sourire.

Ses lèvres tremblante semblent me demander de me taire. Je sais, de toute façon. Il n’existe pas de mot, pour ça. Ceux qu’on utilise, d’habitude, sont froids et triste.

Toute mes condoléances…

Elle entendra cet écho, ce rappel, encore et encore. On lui ramènera des casseroles, Papa lui fera un gratin. Mais Esteban et elle ont perdu leur fille ainée, leur bébé. André et Robin ont perdu leur grande sœur.

 

[1] Plante en forme de ronce. Kettekeb au singulier. Leurs baies sont empoisonnées.

[2] Grand arbre dont on prélève la sève pour en faire des bonbons.

[3] C’est un arbre un peu gris. Son bois est très vif et apprécié pour la décoration.

[4] Là où vit Haman

[5] Les rêves sont des créatures anthropophages toxiques habitant le monde Onirique

Please Login in order to comment!
Oct 20, 2023 20:41

C'est si beau et si triste à la fois... Je trouve que le rythme est absolument parfait et le brouillard de lecture de fin aussi !