La Rencontre
“Je sens de la haine.”
Tout le monde s’arrêta subitement. Le shan sensible de Colidel avait perçu cette impression une poignée de minutes avant même que nous ne commencions à ressentir les relents de colère. La dense fumeste nous permettait à peine de voir à plus de quelques pas. Pelymphe devait presque ramper pour s’assurer que la voie devant était praticable. En tant qu’unique Cenn de notre petite équipe, nous étions forcé de le suivre lui et son parfait sens de l’orientation. Les ruines du Ma’aleh se trouvaient supposément à quelques heures de marche encore devant nous, étant donné notre allure si lente.
“ La sensation s’intensifie. Soit cela grandit, soit cela s’approche.”
Pelymphe se redressa avec grâce et prit une posture frustrée, tapotant son masque rigide.
“ Je ne peux rien sentir dans cette combinaison. Je ne peux pas vous aider là dessus.”
Mömm inclinait sa tête de droite et de gauche pour tenter de localiser la source du son ténu capté par ses longues cornes creuses. Il s’exprima de sa voix flûtée aux ton hauts et graves mêlés.
“Vif sifflement qui s’insinue et se hisse en spirales. La stridule glisse depuis l’Est jusqu’ici. Ca ressasse.”
Voldorum analysa la situation calmement, mais sur un ton encourageant la vigilance du groupe.
“Ca ne peut pas provenir du Ma'aleh. La fumeste ne porte pas le son ainsi. Cela pourrait très bien être une horde de volutueurs.”
“Ou le Solsarion…”
Ils se tournèrent tous vers moi alors je prononçai ces mots, une angoisse sourde dans leur regard. Colidel commença à se sentir très mal à l’aise à cette évocation, surtout parce qu’il subissait déjà la lourde émotion hostile qui radiait jusqu’à nous. Voldorum secoua la tête et intervint à nouveau pour dissiper nos craintes.
“Improbable. Nous sommes encore loin du Ma’aleh. Restez concentrés et parlez doucement désormais.”
En tant qu’Aqonti, nous sentîmes la colère enfler dans nos shans. Je demandai à mes camarades de barricader leurs émotions afin de pouvoir réfléchir posément. Un silence pesant nous enveloppa, excepté pour le Vèdre tout occupé à écouter le moindre murmure flottant dans la brume… jusqu’à ce que Colidel parle à nouveau.
“Ce n’est pas de la haine… C’est une faim insoutenable…”
La tension monta d’un cran. Nous avions toutes les peines du monde à contrôler notre trouble afin de ne pas nous laisser submerger. La fumeste s’épaissit progressivement et s’obscurcit, stupéfiant même Voldorum qui était d’entre nous le plus instruit sur le comportement de toutes les brumes connues. Cela atteint un point tel que nous n'étions plus capables de discerner quoi que ce soit au delà de notre petit groupe, alors que nous n'étions pas à plus d’un bras de distance les uns des autres.
Un son brutal et cinglant scinda l’air ainsi que Mömm, arrachant son masque osseux du reste de sa tête. Je faillis m’effondrer sous la pression de la peur des autres, mêlée à la mienne. La réaction de mon shan me coupa de tous mes sens pendant quelques secondes et me força à m’agenouiller. Me remettant, j’entendis Colidel hurler sans interruption, complètement possédé par la terreur amplifiée par son shan très sensible. Un gargouillis immonde marqua sa mise au silence. Mes yeux tombèrent sur notre Cenn, à moitié immergé dans le sol boueux. Voldorum avait disparu. Peut-être était-il le seul capable d’échapper aux volutueurs.
Je ressentis alors une intense douleur au ventre tandis qu’une force phénoménale me repoussait vers l’arrière, loin du groupe. Je perdis probablement conscience lorsque ma tête heurta le sol. A mon réveil, je crus que j’étais morte. J’étais blessée et je voyais flou, mais la zone était désormais complètement dégagée. Toute la brume s’était retirée. Encore plus déroutant, les ruines s’élevaient juste en face de moi, à peine à quelques centaines de mètres de là où nous nous trouvions. De leur gigantesque envergure, elles projetaient une ombre si étendue qu’elle aurait probablement pu recouvrir Alprra toute entière. En observant de si près cette immense tour sombre, j’eus l’impression qu’elle était toujours aussi inaccessible, moquant nos efforts pour arracher les secrets à ses entrailles inviolées.
Ma blessure était recouverte par une épaisse couche de liquide solidifié provenant de l’une de mes flasques, qui s’était probablement brisée lors du premier impact. Cela avait maintenu ma combinaison hermétique, sans quoi je n’aurais probablement pas survécu dans la fumeste. Cependant, la plaie était profonde, et je vomis du sang en tentant de me relever. Je ne pouvais pas prendre le risque d’y regarder de plus près, puisque je n’étais pas l’abri d’une autre marée brumique inexplicable. De toute façon je n’aurais rien pu y faire, tout mon nécessaire alchimique avait fichu le camp et les quelques réactifs qui me restaient ne servaient qu’aux mélanges offensifs.
Je ne pus retrouver les corps de mes camarades, et il n’y avait rien à récupérer sur les lieux du carnage à part l’une des cornes ensanglantées de Mömm encore rattachée à une partie de son os facial. Il n’y avait pas non plus de traces dans la boue autre que les nôtres, ce qui me perturba sans doute le plus. Une horde aurait marqué le sol, tout comme un seul volutueur silencieux. Nous ignorons encore tant de choses des dangers de la fumeste…
Je boitai de longues heures vers le Nord-Ouest jusqu’à apercevoir des voiles de récolteurs de brume. Je parvins à en atteindre une et attendit leur retour. Je fus suffisamment chanceuse pour que ceux-ci voyagent à dos de kappus, aussi j’échangeai mon masque en échange d’un rapatriement hâtif vers les dams.
Malgré tout, je me sens de plus en plus faible. Mes forces m’abandonnent et mon temps d’éveil diminue chaque jour. Mon corps brûle de l’intérieur, et une odeur immonde émane de ma blessure. Je me dessèche et mon corps devient sable et poussière, malgré toute l’eau et les soins que je reçois. Des alchimistes guérisseurs renommés doivent arriver d’Alprra bientôt mais cela leur prendra des jours de voyage, si la météo le permet.
Puisse mon récit apporter un peu de lumière à ceux qui prendront le relai. Notre quête ne doit jamais s’essouffler.
Merika’le était largement reconnue sur le le Llahe . Non seulement était-elle une excellente alchimiste de Nepo, mais c’était également l’une des rares à oser s’aventurer dans la brume pour approcher des ruines et tester les nouveaux réactifs sur le terrain. Elle avait mené de nombreuses expéditions, notamment celles qui ouvrirent les premières voies vers le Ma’aleh, et enseigné pendant plusieurs années à l’Athanor au sujet de son expérience auprès des volutueurs. Les Voix de l’Unisson déclarèrent un Cercle de deuil à Alprra en son honneur, et d’autres organisations du Refuge marquèrent également sa mort et celle de son équipe d’une façon appropriée à leur propre culture partout dans les trois contrées.