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La Voie du Barde

 
Tout était calme dans le camp. Les derniers rayons de soleil laissaient doucement la place à la lueur des torches, autour desquelles les compagnons se pressaient pour achever les dernières tâches de la journée.
Même les sentinelles semblaient détendues, leur vigilance endormie par la quiétude inhabituelle de la forêt.

L'expédition touchait à sa fin, et la joie de retrouver familles et compagnes réchauffait visiblement autant l'atmosphère que le grand feu qui crépitait au centre du camp. La présence d'une barde de passage réjouissait également l'oeil des travailleurs fatigués - celle ci avait négocié un repas et une place auprès du feu contre sa prestation de la soirée, une offre que s'était empressé d'accepter le contremaître.

Après avoir s'être présentée - Aliyane, barde errante depuis six années - et conté les différentes nouvelles de la ville et du royaume, comme le voulait la tradition, la jeune femme avait sorti sa vielle et régalé l'assemblée de chants joyeux, parfois paillards, des heures durant.
Le vin et la -mauvaise- bière coulant à flots, certains tentaient parfois une remarque ou un geste déplacé, mais un simple coup d'oeil à l'air orageux du contremaître suffisait pour faire rentrer dans le rang même le plus téméraire d'entre eux - tant pour la superstition que nuire à un barde porte malchance que pour le fait bien réel que nuire à l'humeur de son contremaître porte malchance à très court terme.

Annonçant la fin de la représentation et dédiant le dernier chant aux personnes présentes, Aliyane fit résonner les notes d'une balade plutôt connue - quoi que composée assez récemment - sur l'amour éperdu d'un jeune bûcheron pour une dame de la forêt et les actions inconséquentes du jeune homme, menant finalement à une issue tragique.
La dernière note s'était à peine perdue dans les feuillages qu'une voix bourrue s'élevait, manifestement quelque peu troublée par l'alcool.


"C't'è ça, le dernier chant ? Suffit avec les contes de bonne fame, on s'veut plutôt d'la joie !"

Le ton lourd et l'air égrillard de l'individu étaient plus que clairs sur ce que celui-ci considérait comme sa "joie", et l'air assassin du contremaître ne semblaient plus suffisant pour calmer le pochtron.
Semblant d'abord ignorer la remarque et rangeant consciencieusement son instrument, Aliya vint ensuite s'asseoir face à l'impertinent, les yeux rivés aux siens.


"J'ai d'autres contes en réserve, pourtant... à vrai dire, j'en ai un que j'affectionne tout particulièrement."

Sa voix était toujours claire, posée, mais ne laissait planer aucun doute sur le fait qu'elle comptait partager le conte en question...
     

La Voie du Barde

 

Généralités

  Il n'existe pas à proprement parler de guilde ou de regroupement officiel de Barde, toutefois ceux-ci forment une communauté soudée - les autres bardes sont autant de nouveaux compagnons de route que des collègues avec qui partager de nouvelles histoires, chants ou légendes.

Le réseau de bardes, affectueusement surnommé "La Voie du Barde" par la plupart d'entre eux, sert ainsi de relais pour de nouvelles compositions, de poste pour échanger des messages, ou tout simplement de regroupement pour partager un bon moment.
C'est également la force de ce réseau qui a fait naître l'idée qu'il porte malchance de nuire à un barde : en effet, qu'un artiste se fasse agresser dans un village et les bardes déserteront rapidement les lieux, généralement au désespoir de ses tavernes et lieux de plaisir - cela quand certains bardes remontés ne prennent pas de mesures plus directes pour régler le problème, bien sûr.

Il serait également vain de chercher une quelconque forme de gouvernance à cette organisation - les bardes sont pour la plupart farouchement indépendants, et n'acceptent d'autorité que temporairement, que ce soit pour une représentation ou un contrat.
Chaque barde est ainsi pleinement responsable de ses choix, qu'il s'agisse de la pratique de son art ou de son implication dans la vie politique locale.
     
"Il y a une poignée d'années, guère plus d'une dizaine, une jeune femme se prit d'amour pour la forêt et ses habitants."

La voix d'Aliya était lente, presque envoûtante, et son interlocuteur peinait à détourner les yeux de son regard sévère.

"Elle y passait dès que l'occasion se présentait, partageant ainsi sa vie entre sa famille, son art et la forêt. Avec le temps, elle fit la connaissance de créatures merveilleuses, de celles qui peuplent tant l'imagination que les superstitions... et à sa grande surprise, beaucoup se montrèrent amicales, partageant notamment son amour pour les bois qui les entouraient.
Quatre années passèrent, emplies de rires et de joie, et la demoiselle de ce conte se lia d'amitié avec l'un des esprits qui peuplaient ces lieux. Elles passaient de longues journées sous les saules, le coeur empli d'une gaieté rare."

L'auditoire était intrigué, curieux de voir où menait l'étrange histoire de la barde. Perdu dans le regard fixe de la barde, l'insolent en avait oublié ses habituelles remarques grivoises.

"La jeune femme partageait les histoires du village voisin, l'esprit partageait les mystères des bois et de sa magie. Ces quatre années furent merveilleuses pour les deux êtres, aussi agréables qu'instructives."

Une pause.

"Hélas, ce bonheur ne devait pas durer - bien vite, les histoires de l'esprit prirent une teinte inquiète, peuplées d'intrus et de compagnies armées. Bien que faisant partie du village d'où provenait cette menace, la jeune femme ne pouvait rien aux agissements de ceux qui perturbaient le repos de la forêt.

L'inquiétude se mua en peur, la peur se mua en effroi...
Et un jour, en retournant dans leur clairière désormais dévastée, la jeune femme ne retrouva ni son amie, ni leur saule... une triste souche se dressant là, unique témoin de leur relation."

L'assemblée avait manifestement du mal à appréhender certains des détails de l'histoire, mais n'en semblait pas moins captivée pour autant - tous sentaient que la conclusion approchait.

"Je dois ici m'interrompre, pour une question."

La frustration était palpable.

"Savez vous pourquoi les histoires des bardes sont si respectées ? La conséquence réelle de ces refrains que nous transmettons et que vous chantonnez sans même y penser ?
Un être magique m'a appris autrefois les croyances avaient du poids, une influence réelle, quoi que mineure, sur la réalité. Ces chants que vous reprenez, partagez et qui vivent ainsi de centaines, de milliers de cœurs ignorants... nous n'avons pas seulement le pouvoir de faire naître ou de détruire des réputations, nous avons à travers vous ce pouvoir de donner vie à nos rêves..."

L'ivrogne, bien que se demandant où tout cela devait le mener, ne parvenait pas à détacher son attention du visage de la barde.
Il était totalement captivé, ne remarquant pas qu'il était désormais seul devant la jeune femme.
Ne remarquant pas que ses compagnons s'étaient éclipsés, un à un.
Ne remarquant pas un cri étouffé, quelques pas plus loin.


"La jeune femme de mon conte était au désespoir, sachant qu'elle avait perdu ses bois, son amie... sa joie.
Devant cette souche, au cœur de l'ancienne forêt, elle fit le serment de détruire les responsables comme ils avaient détruit son coeur, d'infliger une juste vengeance à ces bûcherons qui avaient saccagé les lieux pour de l'argent et tué une Dryade...
Cette jeune femme s'appelait Aliya."

La lumière se fit enfin dans l'esprit du bûcheron aviné. Hélas pour lui, cette réalisation vint en même temps que la morsure froide d'une lame qui lui glissait entre les côtes, aussi tranchante que le sourire qu'il voyait sur les lèvres de la barde.
La douleur le délivra enfin de l'envoûtement porté par les yeux de la jeune femme, et il découvrit - bien qu'un peu tard - le chaos qui s'était propagé dans le camp. Une tornade semblait avoir traversé les lieux, ne laissant que des cadavres déchiquetés derrière elle... et en bordure du camp, une autre paire d'yeux le regardait fixement, brûlants d'un mélange de haine et de regret.
Le bûcheron ne distinguait qu'à peine la propriétaire de ces yeux, mais aurait juré que ses pieds ne touchaient pas le sol et que les arbres étaient visibles à travers son corps fin...
Un sursaut de douleur le ramena à la réalité, et aux propos de la barde qui venait de lui ôter la vie. La voix de la jeune femme n'était plus qu'un murmure vengeur.


"Emporte avec toi ce dernier chant, car c'est grâce à lui qu'elle vit et que tu meurs aujourd'hui."

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Cover image: by Alyn Spiller

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