E2 – L'armure d'Ettore Report in Abrasia | World Anvil

E2 – L'armure d'Ettore

Par Nouméa - a.k.a. Fracasse
Illustration de couverture par Elsa - Instagram

General Summary

L'armure d’Ettore

Le sauvetage de la comtesse avait bien fatigué notre compagnie. Si bien qu’elle avait décidé de séjourner à La Sorcière Découpée pendant une semaine entière. Comme l’avait craint Nèfle, La Mamma avait pris une bonne partie du précieux butin. Si la cantine n'avait pas été si goûteuse et copieuse, peut-être se seraient-ils rebellés. À moins que ce soit le caractère charmant et la délicatesse inégalée de notre barbare qui les aient fait hésiter. Quoi qu’il en soit, notre petite troupe se retrouvait à nouveau sans sous ni quête.

Lors d’une énième journée à glander et s'empiffrer, des bruits soudains survinrent de la chambre de la Mamma. Ce n’est pas que cela soit rare que Huria reçoive de la compagnie, mais les sons avaient cette fois-ci une tonalité, disons, moins joyeuse. À leurs risques et périls, nos cinq comparses collèrent leurs oreilles à la porte de la chambre. Au bruit d’une truie malade qu’on égorge, ils conclurent qu’il fallait l’ouvrir. Il tombèrent alors sur une scène des plus cocasses : Huria sur son fauteuil et un grand gaillard sur ses genoux pleurant toutes les larmes de son corps. Celui-ci semblait rond comme une pelle et se lamentait sur une quelconque armure. Nos cinq compagnons se jetèrent des regards, moitié interloqués, moitié rieurs.

« Oh mes chatons, vous tombez bien ! Ce bel et jeune étalon que vous voyez juste là a besoin de vous ! s'exclama Huria, qui avait l’air sincèrement inquiète et compatissante pour cet inconnu, qui n’avait d’ailleurs rien d’un équidé, si ce n’est peut-être de Grand Galop.
— J’ai perdu mon armure *snif* il me la faut absolument *snif*
— Mes jolis crapauds, allez lui retrouver son armure… Et arrêtez de la regarder ainsi, vous vous trouvez en face d’Ettore Del Pesce, un chevalier de haut rang tout de même !
— Comment l’avez-vous perdue ? demanda Nèfle, qui semblait être le seul à savoir faire fonctionner ses cordes vocales devant un tel spectacle.
— Je l’ai perdu aux jeux, avec ce gredin d’Ilario. À ces mots, il se lamenta encore davantage. Oh je vous en supplie, ramenez la-moi, il me faut racheter mon honneur, c’est la seule manière !
— Allez, filez à Castel Angelo, c’est là-bas qu’il se trouve. Il se fait appeler Ilario le bâtisseur. Moi je vais rester avec ce brave chevalier, n’est-ce pas mon agneau ? Ça va aller, ta Mamma est là … »

Face à cet excès de mignonnerie dégoûtante, et pour éviter de fâcheux renvois, notre compagnie referma la porte aussitôt. Ils descendirent l’escalier pour retrouver leur table et finir leur petit déjeuner en hâte. Ils avaient à présent une quête.

Nèfle, Guérin, Fénésia, Fracasse et Labroche se mirent en route vers Castel Angelo. Mais à peine avaient-ils entamé leur marche, qu’ils croisèrent une roulotte garée non loin de l’auberge. Le véhicule, décoré d’arabesques dorées et de boiseries raffinées, ne ressemblait à aucun autre de son genre. Un magnifique masque de renard était accroché à l’entrée. Une belle demoiselle à l’allure familière sortie de l’habitacle.

« Bonjour Fénésia, à nouveau nos chemins se croisent, ne te semble-t-il pas que nos destins soient liés ? dit-elle d’une voix douce, bienveillante et avec une arrière-pensée certaine.
— S-salut Massimigliana, quelle coïncidence ! Hum, je-je dois y aller, mais on peut se revoir à mon retour si tu es d’accord ?
— Puisqu’il le faut, je t'attendrai. Mais prends ceci s’il te plaît, cela te protégera. » La magicienne de feu lui tendit un objet en céramique enveloppé dans un tissu en soie.
— C’est une potion de feu grégeois, le feu détruit, mais réchauffe aussi, ne m’oublie pas.
— M-merci Massimigliana, à bientôt ! » répondit Fénésia dans un sourire timide. Ah, les choses de l’amour !

La compagnie poursuivit sa route et bientôt la ville de Castel Angelo se dessinait au loin. La cité n’était pas encore atteinte que déjà Guérin, preux chevalier, mais à l’apparence négligée, communiqua son souhait de faire des emplettes. Nèfle, qui n’était pas le dernier à apprécier la mode, saisit l’occasion pour appuyer la demande de Guérin.

« J’aurais besoin d’une toute nouvelle armure, annonça le chevalier à la monture éclopée.
— Et moi d’une tenue chic et élégante ! » Déclara le pantin.

Fracasse lança un regard dépité à Fénésia et Labroche. Acheter des vêtements, quelle idée ! Et d’autant plus quand on est en mission. Malheureusement, l’enthousiasme et la détermination des deux comparses eurent raison d’eux et ils se rendirent tous dans la rue marchande de la ville.

C’est Nèfle qui fut le premier à repérer une boutique à son goût. Notre petite troupe rentra tant bien que mal, surtout Fracasse, dans ce magasin minuscule.
« Oh, mais que vois-je, des seigneurs dans ma boutique et de bien belle allure ! Rentrez donc mes damoiseaux et demoiselles, rentrez donc voir mes magnifiques parures ! »
Nèfle, qui héritait d’un complexe d’infériorité à cause de sa taille et de sa condition, jubilait complètement de voir ce vendeur le considérer ainsi.
« Vous avez là de très beaux habits, que me conseillez-vous ? Je suis à la recherche d’une redingote, mais jusqu’alors je n’ai rien trouvé qui satisfasse mes goûts sophistiqués. — Alors vous êtes bien tombé monseigneur, j’ai de quoi combler tous les cœurs ! Venez avec moi, que je puisse vous montrer cette tunique de choix. »
Le commerçant sortit une tunique au style douteux arborant des licornes brodées sur les manches. Fénésia, Guérin, Fracasse et Labroche se regardèrent avec un sourire un coin. Le Pantin allait-il se faire avoir par le beau parler du vendeur ?
« Cet habit est d’un genre incomparable, cela donne envie de voir le reste. Pouvez-vous me montrer d’autres de vos magnificences ?
— Mais bien sûr mon hobereau, voici cette sublime robe de peau. Faite d’or et d’argent,quiconque la porte se dote de la puissance d’un phénix incandescent.
— Vous êtes incontestablement un homme de style et savez reconnaître ce qui me ferait plaisir. Auriez-vous une dernière tenue à me présenter ?
— Je vois que monsieur est connaisseur et vous avez certainement repéré cette cape tout à l’heure. Elle est réversible, un côté est noir comme le chat qui rôde, l’autre est éclatant comme l’émeraude. Parfait pour celui qui veut paraître tantôt l’un, tantôt l’autre. » Les yeux du pantin s'écarquillèrent. Cette cape était faite pour lui.
« Je suis conquis, prenez ces trois pièces d’or, je vous achète cette rare beauté. Au fait, je cherche à retaper un mur dans ma demeure, il y a-t-il de bons maçons dans la région ? — Hum, je ne connais qu’Ilario, il est bon maçon et plutôt costaud. »
Notre compagnie sortit de la boutique avec la trouvaille de Nèfle et la précieuse information. Fénésia, plus pragmatique que les autres, demanda au pantin : « Sais-tu au moins si elle se lave en marais ?
— Flûte, je n’avais pas pensé à ça… » Labroche éclata de rire.

Guérin s’arrêta devant une forge et acheta un arc court avec des flèches. L’impatience de Fracasse empêcha cependant le chevalier de flâner davantage. Nos compagnons se mirent ensuite en recherche de l’atelier d’Ilario. En demandant leur chemin, ils arrivèrent à leur destination assez rapidement.

« Fénésia et Guérin, allez à l’auberge du Lapin à la patte cassée. Nous retrouverons Ilario et ses hommes là-bas. Si cette espèce-là ne boit pas des coups et joue aux cartes tous les soirs après la besogne, alors je ne m’appelle plus Nèfle ! Fracasse, Labroche et moi nous allons faire un tour de repérage dans l’atelier. Ainsi, il sera plus facile de trouver l’armure le moment venu ! somma le pantin.
— Parfait, je commençais à avoir soif ! répondit Guérin.
— Je pourrais essayer de préparer une potion pour, disons, entretenir leur tuyauterie. Nous aurions juste à verser quelques gouttes dans leur verre. De cette manière, ils seraient trop occupés avec leurs boyaux pour faire quoi que ce soit, et nous pourrons aisément récupérer l’armure. » Alors qu’elle proposait son plan, la magicienne commençait déjà à faire l’inventaire de ce dont elle avait besoin. « Eau d'égout, cadavre de rat, …
— C’est une idée lumineuse Fénésia ! Nous ferons comme tu dis. » La coupa le pantin, préservant ainsi ses délicates oreilles.

C’est de cette manière que Nèfle, accompagné de Fracasse et de Le Broche, entrèrent dans l’atelier d’Ilario, laissant le reste de la troupe se diriger vers l’auberge. Les lieux étaient calmes et tout semblait indiquer l’absence d’hommes. Confiants, nos trois compagnons s'avancèrent davantage dans le bâti. Une cour intérieure apparut rapidement à leurs yeux. Nèfle fit un pas en avant, mais une ombre lui barra le passage.

« Hey l’ami, tu as besoin de quelque chose ?
Malgré l'étonnement, le pantin ne se laissa pas décontenancer outre mesure.
— Hum, eh bien oui, figurez-vous que je rénove une ruine. Hé ! C’est un sacré chantier,j’aurais besoin d’hommes comme vous pour m’aider.
L’homme aux bras musculeux jeta un œil à Fracasse.
— Et lui, c’est votre ami non ? Il me paraît suffisamment gaillard pour votre entreprise. Et au fait ! Il s’adressa au géant. Tu ne chercherais pas à gagner ta croûte en ce moment, par hasard ?
— Je ne suis pas intéressé. Fracasse tergiversait rarement.
— Bon, j’aurais essayé. Désolé monseigneur, mais je n’ai malheureusement plus d’hommes de disponible en ce moment. On dirait que tout le monde décide d’entretenir ses pierres en ce moment.
— Merci quand même mon brave. Je vous souhaite de trouver des candidats à la hauteur. »

Alors que le pantin s’était fait alpaguer par le bâtisseur, Fracasse rencontrait un autre problème du même genre. Ayant rejoint la sortie et victime de son succès auprès du jeune public, il s’était fait encercler par une poignée d’humains juvéniles. Fracasse, malgré ses airs de géant grincheux, ne dupait personne et encore moins les gosses. Pour son plus grand malheur — ou bonheur — ces créatures miniatures sentaient les gros durs aux cœurs de demoiselle à mille lieues à la ronde. Face aux « Hey, monsieur, vous pouvez me prendre sur ton dos ? », ou aux « On peut toucher votre barbe ? » ou bien encore « Est-ce que vous savez faire la roue de la mort ? » Le géant céda plus vite qu’une toile de tente sous un bœuf.

Après pirouettes et acrobaties en tout genre, un des gamins qui était en train de reprendre son souffle tenta sa chance : « Messire … Auriez-vous s’il vous plaît … Par le plus grand des hasards… Quelques pièces pour nous ?... On n’a pas mangé … depuis des jours. » À ces mots, des dizaines de paires d’yeux s’élevèrent, pleins d'espoir, vers Fracasse. Évidemment, le géant n’avait pas le cœur aux refus. Avec beaucoup de générosité, il donna une pièce d’argent à chacun des enfants présents. Ce fut alors joie et délire au sein du petit groupe, si bien que cela attira la curiosité des passants. Labroche, qui n’avait pas manqué une miette du spectacle, regardait Fracasse avec des yeux remplis d’admiration.

« Messire, on a vu que vous étiez accompagné, est-ce que vous êtes une bande d'aventuriers ? demanda l’un des gosses.
— En quelque sorte.
— Et vous avez un nom ?
Fracasse se gratta la barbe. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, leur petite troupe ne portait aucun nom. C’était peut-être le moment d’arranger ça.
— La Compagnie de la Sorcière découpée ! » Comme l’auberge de la Mamma, quoi de mieux pour les représenter ?
— La Compagnie de la Sorcière découpée ! La Compagnie de la sorcière découpée ! » Une flopée de gamins se mit à courir et à chanter le nom de la compagnie comme un cri de ralliement. Quelqu’un avait parlé de discrétion ?

Le pantin profita de ce raffut et de la distraction du bâtisseur pour se faufiler et atteindre la cour intérieure. En observant l’endroit, il vit des outils, des sacs de jute et la façade d’une belle demeure dressée juste devant lui. Pour Nèfle, c’était sans nul doute la résidence d’Ilario. Une grande fissure touchait le sol et s’étendait jusqu’à la fenêtre gauche du premier étage. Le pantin songea que les cordonniers n’étaient pas les seuls à souffrir d’une expression bien connue. Il pensa également que cette entaille dans la pierre permettait de très belles prises pour grimper. Ainsi, l’opération de repérage fut menée avec succès. Nèfle, Fracasse et Labroche, que plus rien ne retenait dans le quartier, se dirigèrent vers l'auberge du Lapin à la patte cassée. Ils retrouvèrent Guérin et Fénésia attablés. Les deux compères avaient déjà commandé et buvaient en plaisantant.

« Eh bien, je vois qu’on n’attend pas les copains ! s’indigna Fracasse.
— Vu le temps que vous avez mis, heureusement qu’on a commencé sans vous. On aurait eu le temps de mourir trois fois de soif ! rétorqua le chevalier.
— En parlant de soif, garçon ! Deux pintes de votre meilleure cuvée, par ordre de la SainteBaffe !
— J’en reprendrais bien une également !
— Vous avez du vin ?
— Un peu d’huile pour ma part suffira.
— Et moi, j’aimerais bien un jus de fraise s’il vous plaît !
— Deux super-bières pour le géant et la femme aux cheveux d’argent, un vin de marais pour le chevalier, une huile de foie de morue pour l’homme de bois et le nectar pour le garçonnet ! » Confirma le serveur. Quelques instants plus tard, deux chopes et trois godets pleins à ras bord furent apportés par l’aubergiste.
« Je vous reconnais, vous êtes la Compagnie de la Sorcière Découpée. Vous avez donné une pièce d’argent à mon fils tout à l’heure. Pour vous remercier, la maison offre les boissons !
— À la Compagnie de la Sorcière découpée ! » Trinquèrent nos cinq compagnons.


by Elsa
Illustration par Elsa - Instagram

La taverne était gorgée de monde. Les rires par-dessus le son des luths produisaient un mélange superbe et enivrant. Notre petite troupe en oubliait presque la raison de leur présence à Castel Angelo. L’arrivée de trois hommes stoppa toutefois leurs rêveries. À leur allure gaillarde et tournée vers la table de cartes, nos amis comprirent tout de suite qu’il s’agissait des bâtisseurs.

« Bien le bonjour, messieurs, pouvons-nous prendre part à cette partie de cartes ?
— Hey le pantin, bien sûr que vous pouvez, c’est une pièce d’or chacun ! Vous avez ça en stock ? »
Nèfle, Fénésia, Guérin, Fracasse et Labroche jetèrent une pièce dorée sur la table. Les trois hommes esquissèrent de larges sourires.
« Ah bien, très bien ! Commençons sans plus attendre alors ! »

Nos amis firent usage de maints stratagèmes et sorcellerie pour arriver à leur fin. Si bien qu’après quelques tours de jeu, la victoire devenait palpable. Pourtant, et à leur grande surprise, c’est l’un des bâtisseurs qui rafla la mise. Assurément cela était de la tricherie. Labroche, qui supportait mal l’injustice, voulu protester. Mais un grand fracas coupa net son élan.

« Ah Ilario, t’as failli nous faire attendre ! » Lança un bâtisseur en direction de l’homme qui venait de défoncer la porte de l’auberge. Ce géant faisait la taille de Fracasse et portait une veste en cuir cloutée. On ne peut décidément pas faire plus cliché, pensa Nèfle. Ilario, qui avait croisé le regard du pantin, marcha dangereusement dans sa direction.

« Hey toi, je vois que tu as fait la connaissance de mes hommes. Vous vous êtes bien amusés ?
Nèfle se racla la gorge pour se donner de la contenance.
— Hum, oui fort bien, malheureusement mes amis et moi avons perdu. Mais j’imagine que c’est le jeu, n’est-ce pas ?
— Ouais ouais, c’est ça, c’est le jeu. Et d’ailleurs, pour continuer dans votre lancée de perdants, ça te dirait pas de nous payer une tournée, là comme ça ? En parlant, Ilario s’était encore rapproché du pantin, et leurs visages n’étaient à présent séparés que de quelques centimètres.
— Hum, oui bien sûr. Nèfle avala sa salive. Une tournée pour les bâtisseurs !
— Hey, j’ai cru entendre que l’homme de bois payait sa tournée ? lança un homme assis au comptoir.
— Euh oui bon d’accord, je vais vous prendre un verre pour vous également.
— Bah et moi alors, on n’est pas généreux de par chez vous ? Se retourna une jeune femme qui jouait aux fléchettes.
— Ok ok, une chope de bière en plus pour la demoiselle ! »

Mais bientôt ce fut toute l’auberge qui réclama son breuvage offert et Nèfle dut arroser toute l’assemblée pour ne pas risquer une émeute d'ivrognes. Fénésia accourut auprès de Nèfle qui tentait de retenir les innombrables noms de liqueurs, vins et bières dont il devait faire la commande.

« Nèfle, je crois que c’est le bon moment pour mettre notre plan à exécution. »

La magicienne sortit prudemment de sa sacoche une fiole au contenu noir et visqueux. « Je vais leur apporter les boissons moi-même et m’assurerais qu'ils les boivent… Je pense que ce ne sera pas très difficile, j’ai bien l’impression qu’Ilario m’a dans le collimateur. » Dit-elle en effectuant un clin d'œil discret. Nèfle lui répondit par un sourire entendu.

Les chopes et godets arrivaient au compte goutte sur le comptoir. Fénésia mit à l’écart trois chopes de super-bière et y versa la totalité de la fiole. Elle en prit une quatrième pour elle, prétextant au pantin ne pas pouvoir travailler le gosier sec. Quand tout fut fin prêt, elle s’avança vers les bâtisseurs en soignant son déhanché, les bières à la main. Elle donna gentiment les chopes aux hommes en terminant par Ilario et prit place à côté de lui. Mais alors que la séduisante magicienne commençait tout juste à resserrer sa proie, elle sursauta à la voix du géant. Fracasse s’était avancé vers le couple et s’adressa à Ilario de la sorte : « Hey regardes un peu ça et prends en de la graine ! » Alors, tel un intermittent du spectacle bedonnant, Fracasse se tapa le ventre pour annoncer les festivités. « Oyez, oyez gentes dames, gueux et damoiseaux ! La Compagnie de la Sorcière découpée va vous exécuter ce soir, spécialement pour vous et sous vos yeux ébahis, un tour que j’ai nommé… Il marqua une pause pour le suspense. Le saut du houblon périlleux ! ». Aussitôt, il dégaina son bâton et y plaça sa chope pleine en équilibre. Il jeta son unique arme en l’air et celle-ci, en tournoyant, prit l’apparence d’un soleil. Le breuvage, comme par magie, resta en suspension au-dessus du sol, puis finit par tomber pile dans la main droite du géant, tandis que l’autre rattrapait le bâton. Il conclut en vidant sa chope cul sec. « Alors, t’en dis quoi mon crapaud ? » Ilario resta bouche bée. Fracasse glissa un mot à l’oreille de Fénésia.

« C’est bon j’ai fait diversion, tu as pu mettre ce que tu sais dans le verre de qui tu sais ? » La magicienne leva les yeux au ciel devant la mine crédule de son ami. Décidément Fracasse avait toujours un temps de retard. Heureusement pour elle, Ilario était un homme facile et elle retrouva rapidement son attention. Ce dernier avait une belle descente et au fur et à mesure de la discussion et des sous-entendus, le verre se vida.

Pendant ce temps, Guérin gérait les trois hommes oubliés. « Ça te dit de parier sur les cartes, mon preux chevalier ? proposa l’un des bâtisseurs sur un ton moqueur.
Guérin, qui n’était pas là pour enfiler des perles ni se faire enfler, riposta habilement.
— Et que dirais-tu de parier plutôt sur la boisson ?
— Ça dépend, tu mets combien ?
— Trois pièces d’or. »

Les trois hommes, aveuglés par l’appât du gain, acceptèrent sans discuter. Guérin se saisit de sa bière et compta à voix haute : » Trois, deux, un à vos goulots ! » Il engloutit son breuvage en un claquement de doigts. Ces victimes, qui étaient encore en train de boire péniblement, voulurent s’arrêter pour crier à la filouterie. Mais de violentes crampes à l’estomac les détournèrent de leur cible première.

« Nom d’un troll dégingandé ! C’est quoi ce merdier ?
— Arh mon ventre ! Je sens que je vais pas tenir… »

Les trois bâtisseurs coururent aux latrines, rejoints quelques instants après par Ilario qui fut lui aussi pris de ces vives douleurs mystérieuses. Ni une ni deux, nos cinq comparses en profitèrent pour se faufiler à l’extérieur de la taverne. Le bruit de dégueulis et l’odeur qui va avec les pressa à s’en éloigner. De cette façon, ils arrivèrent très vite devant l’atelier d’Ilario. Entre-temps, la nuit était tombée et la cour explorée tantôt par Nèfle n’était plus qu’ombres et suppositions. Seule une fenêtre éclairée permettait de distinguer les contours d’un grand portail en fer forgé. Le pantin, qui semblait avoir oublié la carrure de ses amis, passa entre les barreaux sans se soucier d’eux.

Labroche s’en offusqua : « Nèfle ! Attends-nous un peu, on n’est pas aussi ténu que … Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il sentit ses pieds se soulever du sol.
— Allez, pas le temps de bavarder, monte sur mes épaules et passe par-dessus les grilles ! » Le géant fit passer son petit protégé sans problème, puis ce fut le tour de Fénésia et Guérin. Quand il ne resta plus que lui, il escalada la structure en métal en se propulsant à la force de ses bras.
Nèfle leur fit signe de se taire et chuchota : « Soyez discrets, si une lumière est allumée ce n’est pas pour les hiboux ! Il y a forcément quelqu’un à l’intérieur. Je passe le premier, attendez-moi ici. » Nos quatre compagnons restés sur le banc de touche regardèrent le pantin s’approcher à pas menu de la demeure d’Ilario. Puis telle une chauve-souris, la cape noire s'engouffra sans un bruit par la porte ouverte.

Sans doute que le pantin ne savait pas encore tirer parti de ses nouvelles ailes, car quelques secondes plus tard retentit un bruit venant de l’habitacle, suivi d’une voix grave : « Il y a quelqu’un ? L’inconnu sortit et répéta sa question. Il ne reçut aucune réponse. Bichon c’est toi ?
— Miaou !
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
— J’improvise ! » Fénésia regarda Guérin, d’un air de dire : « T’es bête ou quoi ? Ça ne marchera jamais ! » Mais voyant le chevalier convaincu par son idée et songeant que son imitation était en réalité plutôt réussie, elle décida de l’aider pour le bien de la quête. « Ok, j’ai compris. Mais avant de continuer, laisse-moi te jeter un sort. » Une fine lueur émana des doigts de la magicienne. La source lumineuse ondula jusqu’à la gorge de Guérin et se répandit sur toute la surface, pour finalement s’éteindre progressivement.
« C’est bon, ton miaulement est à présent plus que parfait. » Le chevalier dévisagea Fénésia, vexé par ses insinuations à propos de son talent d’imitateur.
« Miaaaaaou !
— Oh Bichon, oui c’est toi ! viens par là mon minou !
— *Ronronron*
— Oh oui toi aussi tu m’as manqué, je t’ai préparé ton plat préféré, des lasagnes de rats sur lit de valériane. Allez viens !
— Miaou. Des lasagnes de rongeurs, quelle horreur ! pensa Guérin pendant qu’il tentait de maintenir sa concentration.
— Bichon, c’est bien toi ? » La voix du propriétaire de chat devint soudain hésitante. Fracasse et Labroche réagirent aussitôt. Le garçonnet s'accroupit et tappa avec ses poings sur le sol de telle sorte à imiter les pas du félin imaginaire. Quant au géant, il se saisit des branches d’un arbre à proximité et les secoua. Le son provenant des feuillages appuyait encore davantage l’existence de l’animal.
« Bichon ? Bichon ?
— …
— Pfff, tant pis, je mangerais sans toi ! » L’inconnu rentra déçu et sans son chat, alors que nos quatre compagnons se regardaient d’une mine écoeurée.

Pendant ce temps-là, Nèfle avait atteint l’étage et pénétré la salle convoitée. La pièce semblait être un ancien bureau. Un tas de babioles y étaient entassées, si bien qu’on distinguait à peine la table en acajou et les deux grandes bibliothèques, preuves de la splendeur passée de ce lieu. Parmi les affaires sans importance, Nèfle aperçut trois coffres posés à même le sol. Il l’en ouvrit un et y trouva des livres, des lettres, des vêtements, ainsi qu’un peu de sous et de la vaisselle en argent. Le deuxième contenait à peu près le même bric-à-brac, à l'exception d’une dague qui s’ajoutait au butin. En revanche, le troisième coffre ne s’ouvrait guère, mais son poids laissait présager de son contenu.

« Boarf, si je retrouve cette donzelle qui m’a refilé son poison, je vous jure que je l’embroche !
— Je crois que ça revient… » un bâtisseur dégueula une vase noire sur les pavés. Nèfle qui, entendant des bruits suspects, avait accouru à la fenêtre du bureau, venait d’assister à la pitoyable scène. Il se pencha pour croiser le regard de ses camarades encore dans la cour :
« Pssst ! Venez vite, on a de la compagnie ! » Guérin, Fénésia, Fracasse et Labroche trottèrent jusqu’à la porte, empruntèrent l’escalier leur faisant face et rejoignirent Nèfle à l’étage. Guérin qui était sans doute le plus cupide d’entre tous, trouva vite l’objet de sa convoitise.
« Ah ! Mais que vois-je ? Deux coffres ouverts et un bon butin à la clé !
— Minute papillon ! Le coupa Nèfle. Je me réserve la dague et les couverts en argent !
— Pas de souci. Le chevalier s’accroupit et commença à fouiller. Ah, voilà ma jolie ! »

Il récupéra une bourse bien grasse et l’accrocha fièrement à sa ceinture. Tout le monde se mit à scruter les coffres à la recherche de la perle rare. Une potion trouva finalement grâce aux yeux de la magicienne et le géant craqua pour une statuette représentant une divinité bien connue.

« Et qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre-là ? demanda Labroche qui n’avait rien déniché d’intéressant dans les deux autres.
— Oh, j’allais presque oublier ! Nèfle s’approcha du troisième coffre. Il y a également celui-ci, je pense qu’il doit contenir l’armure qu’on cherche, mais je n’en suis pas sûr, il est fermé.
— Je ne sais pas crocheter les serrures, en revanche je peux t’assister si tu veux.
— Merci Fénésia, dans ces conditions ça pourrait fonctionner. »

Le pantin sortit de sa poche un crochet et commença les manipulations, aidé par les incantations de la magicienne. Quelques mouvements de mains plus tard, le coffre s’ouvrit. Le chevalier, ébloui par l’acier étincelant, n’avait jamais vu d’armure aussi belle. Un poisson aux écailles d’or et d'aventurine figurait sur le plastron.

« C’est bon, c’est bien elle ! Déguerpissons ! Hâta le pantin.
— Une minute ! Je lance un sort pour nous rendre inaudibles et effacer nos traces ! »

Fénésia prononça une incantation et une sphère transparente légèrement bleutée se forma autour de nos compagnons. Passer par la fenêtre représentant la meilleure option pour fuir furtivement, il fallait s’organiser pour transporter la précieuse caisse.

« Je passe devant, une fois en bas vous me balancerez le coffre ! » Aussitôt dit, aussitôt fait, le géant plongea la tête la première dans le vide, exécuta un salto arrière et retomba en pointe, sous les regards médusés de ses amis.

« Qu’est-ce que vous lorgnez ? Envoyez le coffre ! » Nos quatre comparses s’exécutèrent. La caisse tomba pile dans les bras de Fracasse qui absorba le choc avec maîtrise. Puis chacun leur tour, ils se glissèrent en dehors du bâti et amortirent leur chute sans une égratignure. Ils déguerpirent juste à temps pour ne pas se faire repérer par les bâtisseurs. Notre compagnie retrouva ensuite Grand Galos laissé plus tôt à l’écurie et quitta la ville comme de simples voyageurs.

Ils marchèrent durant plusieurs heures sous le ciel étoilé. Quand ils se retrouvèrent assez loin de Castel Angelo pour ne plus percevoir les lumières de la ville, notre troupe jugea bon de faire une halte. À la demande générale, ils profitèrent de l’occasion pour examiner davantage le chargement récupéré. Outre les objets ramassés tout à l’heure et la précieuse armure, ils dénichèrent une arbalète et quatre beaux bijoux, à savoir une bague montée d’un saphir, deux colliers de perles et un bracelet en argent. La magicienne s’octroya un temps pour humer sa toute nouvelle mixture et en conclut qu’il s’agissait d’une potion de hâte.

« Arh pourquoi ils prennent autant de temps ? Ce n’est pas bien compliqué de récupérer une armure !
— Mon armure Huria, ce n’est pas une simple guenille ! Oarf je suis sûr qu’ils se sont fait prendre, que vais-je devenir ? »

Ettore prit son visage entre ses mains. Huria, qui n’arrêtait pas de faire les cent pas depuis que ses rejetons avaient quitté le marais, s’arrêta pour le consoler. Soudain elle reconnut des voix parmi le sifflement des marmites et les grognements des clients impatients. La Mamma releva sa robe à hauteur de chevilles et se faufila en toute vitesse jusqu’à l’entrée de sa taverne. Nèfle, Fénésia, Guérin, Fracasse et Labroche venaient de refermer la porte derrière eux, épuisés par leurs épreuves.

« Oh mes amours, vous êtes revenus ! Si vous saviez comme je suis heureuse de vous voir ! — Nous aussi, contents de te voir ! » répondirent-ils tous à peu près, à la fois craintifs et sincèrement ravis, car on ne savait jamais vraiment à quoi s’attendre avec Huria.

Les yeux de La Mamma se posèrent sur chacun de ses enfants adoptifs, comme pour vérifier s’ils étaient bien vivants, et terminèrent leur inspection aux pieds de Fracasse où était posé un grand coffre en bois.

« Oh vous l’avez trouvée, merveilleux ! Montons pour être plus tranquille. Mon Lapin de Garenne vient vite ! » Tous suivirent Huria à l’étage. Une fois la porte tout juste fermée, Ettore se précipita sur la caisse et leva l’auberon.
« C’est bien elle, c’est bien elle ! Mille mercis jeunes aventuriers, je vous dois une fière chandelle ! Incontinent, le chevalier au plastron iodé essuya même une larme. Attendez-moi, je m’en vais l’endosser. » Et Ettore partit s’enfermer dans le boudoir de sa bien-aimée. Huria n’attendit pas plus longtemps pour aborder ses affaires : « Alors, qu’est ce que vous me ramenez d’autres les petiots ?
— Comment ça ? osa Nèfle.
— Ne me dites pas que vous essayez de cacher ces trouvailles à votre Mamma ? Elle pointa du doigt les bourses bien remplies de nos compagnons. Moi qui vous ai élevé, porté sur mon dos, vous n’allez quand même pas me mentir !
— Effectivement, tu as l'œil Huria, j’ai déniché des couverts en argent. Mais ta cuisine est pleine à craquer, je me suis dit que tu n’en verrais pas l’utilité.
— Quoi ? Tu priverais ma bouche délicate de ces ustensiles veloutés ? Moi qui vous ai nourri avec toute la bonté d’une mère pour ses enfants ? Vous me feriez ça, à moi ? » Cela était si bien joué que nos amis crurent, l’espace d’un instant, voir une goutte tomber. Cependant, Nèfle qui ne voulait pas d’une scène finit par craquer.
« Oh merci mon loup, j’espère que je saurais te pardonner. » Elle fit mine d’hésiter en se regardant dans une cuillère et ajouta : « Je pense que oui. » Elle se tourna ensuite vers le reste de la troupe, avec un air de pauvrette. Comme personne ne trouva le courage de lutter contre le chantage affectif de La Mamma, tous donnèrent leurs pièces d’or, à contrecœur. Tel est l’art de la guerre en région Huriesque.

Ettore, qui avait largement eu le temps d’enfiler son blindage, ressortit du petit salon métamorphosé. Revêtu de son armure, il paraissait recouvrer une splendeur passée. Il s’adressa à notre compagnie de la manière la plus solennelle qui soit : « Mes amis, veuillez accepter mes nobles remerciements. Je vais enfin pouvoir accomplir ma destinée et retrouver mon honneur. » À peine ces mots prononcés, il s’affaira à saluer tout le monde en prévision de son départ imminent. Il s’inclina devant les hommes et baisa les femmes, bien que Huria l’avait déjà fort bien été tantôt. Sur le sentier qui l’avait auparavant mené à l’auberge, le chevalier honorable s’éloigna peu à peu dans la lumière de l’aube.

N'apparaissait bientôt plus aux yeux de nos amis qu’une simple silhouette découpée sur le soleil levant. Huria versait, pour la première fois de la journée, des larmes de chagrin.


Cover image: Fénésia and Massimila dancing at the fair by Elsa

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