E1 – Carnaval Sépulcral Report in Abrasia | World Anvil

E1 – Carnaval Sépulcral

Par Paul - a.k.a. Nèfle
Illustration de couverture par Elsa - Instagram

General Summary

Ecrit en écoutant la playlist Music of the Wild West.

Le journal de Nèfle

Souris roses et Picaillons

C'était le 15 primvent de l'an 512 – je m'en souviens bien, car il n'est pas si courant que les deux lunes soient pleines la même nuit !

Et il n'y avait pas que les deux lunes qui étaient pleines. Ce midi, Frère Fracasse et Gueudin - non, Guérin - avaient un peu abusé du chianti de la Mamma. Quand elle a vu qu'ils avaient vidé sa barrique et saccagé la cuisine en prétextant qu'ils « chassaient les souris roses », elle a décidé que « Troppo, c'est troppo ! » Et elle nous a mis dehors de la Casa Huria, en disant qu'on avait intérêt à rapporter de l'argent plutôt que picoler et la faire tourner en bourrique. Il n'y a pas grand monde qui peut faire peur au « moine de Trivelle », mais il ne fait pas le fier quand la Mamma Huria se met dans cet état.

« Mais tata Huria, où veux-tu qu'on aille gagner de l'argent ? a-t-il demandé d'un air piteux. La Fenesia a soupiré à son tour :

– J'ai beau m'y connaître en magie, je ne peux pas fabriquer de l'or ! Et ici, au milieu des marais, il n'y a pas de boulot, seulement des vipères et des crapauds.

– Allez à Castel Angelo ! Ça vous dérouillera les jambes. Et ce soir, c'est le Carnevale de la Treizième Lune – vous trouverez bien un moyen de gagner quelques lires comme d'honnêtes travailleurs. Ou malhonnêtes, à votre guise… Mais ne vous avisez pas de rentrer la bourse vide et le gosier plein ! »

Alors on s'est mis en route, Guérin le paladin mité sur son Grand-Galop éclopé, Fénésia aux mille faux diamants cueillant des herbes sur le bas-côté, Fracasse le badasse bonasse portant dans ses bras Labroche endormi, et moi, Nèfle, votre serviteur, simple pantin, homme d'honneur, tantôt bandit, souvent conteur.

Carnaval masqué, Ohé ! Ohé !

À Castel Angelo, il y a peut-être un château, mais des anges, on n'en a pas vu un seul. Un gros bourg, pour sûr l’unique ville à des lieues à la ronde – les terres du Bout-du-Monde n'attirent pas les foules, et c'est d'ailleurs bien pour ça qu'on s'y est installés, loin des limiers et des gardes de l'empire. Mais la Mamma avait dit vrai : sur le champ de Mars, à côté du village, un large enclos avait été dressé. Pour y accéder, il fallait être masqué, nous a dit le gars posté à l'entrée – et comme par hasard, les masques, c'est lui qui les louait !

Se dissimuler le visage, pour une fois qu'on nous le demandait, on s'est pas fait prier… Guérin, on devait s'y attendre, a choisi une tête de Lion, presque pas mitée, et avec une épaisse crinière qui sentait encore l'écurie de l'équarrisseur… Fénésia a jeté son dévolu sur un masque de renarde dont les reflets roux s'accordaient à merveille avec son collier de fausses émeraudes. Fracasse a revêtu un voile léger d'ailes de papillon, qui lui allait aussi bien qu'un tutu à un bœuf de labour. Labroche a enfilé un masque gris souris – ce gamin sait être discret, comme je lui ai appris. Et moi, j'ai pris ce qui restait, une simple tête de tigre, animal noble, mais sans chichis, tout moi, quoi. On était fin prêts pour faire la nouba – non, pardon, pour chercher fortune.

Joli carnaval, à vrai dire. Au centre de l'esplanade trônait le géant de paille et de brindille qui devait être enflammé le moment venu – à minuit, sans doute. Une coutume barbare que de mettre ainsi le feu à d'innocents personnages de bois, à mon humble avis, mais les enfants qui jouaient autour du bonhomme n'avaient pas l'air de trouver ça sinistre. Ils ont été nombreux à me bousculer sans vergogne, tandis que leurs parents, tous masqués comme nous, s'amusaient aux stands de Frappe-tonneau, de tir aux fléchettes ou jouaient à la Broutille tout en dégustant du pain à l'ail ou des arancini…

Labroche, qui n'avait jamais vu de telles festivités de sa courte vie, tira bientôt Fracasse et Guérin par la manche. Le long de la palissade, un terrain de joute avait été aménagé : d'étranges équipages s'y affrontaient en une moquerie de tournoi chevaleresque. Nos deux bravaches ne tardèrent pas à s'y inscrire. Le moine se fit cheval, affublé d'une queue en crin à la ceinture, et le paladin tint son rôle de cavalier, un balai en guise de lance. Face à eux, un couple d'adversaires qui semblaient moins athlétiques, mais peut-être plus aguerris à cet exercice.

Sous les encouragements des uns et les quolibets des autres, les deux équipes se jetèrent l'une vers l'autre avec ardeur. Le galop frénétique de Fracasse soulevait la poussière et les vivats du public, mais Guérin avait bien du mal à rester en selle ; heureusement, son adversaire, un paysan loin d'être gringalet, ne paraissait pas plus adroit ; la première passe d'armes se solda par un double échec. Se ressaisissant, notre héros agrippa son balai comme s'il s'agissait d'une lance de noble facture ; le moine, vexé par cet insuccès, partit comme un boulet de canon, bien que cette arme n'ait pas encore été inventée à ma connaissance.

Le choc qui s'ensuivit fut cataclysmique : l'infortuné paysan, projeté dans les airs, atterrit sur un stand de saucisses qui aurait amorti son atterrissage si elles n'avaient été sèches comme des triques. Guérin, brandissant son balai tel la lance de Quichoth le preux, cria des fanfaronnades qui auraient pu lui attirer l'attention des chasseurs de prime… Mais l'ambiance était à la fête, et nos héros reçurent pour prix de leur exploit une bourse de pièces d'argent !

Flammes et fléchettes

Ces exploits martiaux ne semblaient pas avoir passionné Fénésia, qui en revanche avait eu la curiosité éveillée par des éclats lumineux provenant de l'autre côté de la foire. Là, une femme au masque de renard menait un spectacle épique et pyrotechnique, mêlant récits hauts en couleur et jets de feu, pour la plus grande joie des gamins assemblés autour d'elle. Fénésia se joignit à elle, ajoutant ses propres sortilèges aux flammes de la conteuse ; les deux renardes entrèrent bientôt dans une véritable joute enflammée, échauffant esprits et corps, et la foule se fit de plus en plus nombreuse pour admirer leurs traits de langages et leurs artifices lumineux.

Le spectacle eut un tel succès que le chapeau présenté à la foule pour recueillir son obole se perça ; belle joueuse, la conteuse versa le surplus dans la bourse de Fénésia. Mais notre mage voulait visiblement partager plus avec sa nouvelle complice que quelques lires ; un rendez-vous fut conclu pour la fin de la soirée, dans la roulotte de la saltimbanque…

La soirée était décidément une réussite. Hélas, ces joyeux moments étaient le prélude d'événements bien plus sinistres. Une créature maléfique se préparait dans l'ombre à accomplir de terribles méfaits…

Les succès de mes camarades ayant érodé ma légendaire modestie, je décidais à mon tour de tenter ma chance à quelque jeu d'adresse. Il ne serait pas dit que Nèfle-le-Tigre serait le seul à rentrer bredouille de la fête. J'avisai le stand du tir aux fléchettes. Je m'enorgueillis d'avoir la main leste et le geste sûr, et les épreuves de précision sont pour moi un jeu d'enfant. J'avisai donc le tenancier du jeu, et lui tendis ma mise, nécessaire à l'obtention de cinq projectiles. Impossible de manquer cinq tirs : la richesse m'attendait elle aussi. Le premier tir toucha la cible, mais loin de son centre. Simple affaire de réglage. Le second, trop bas, atterrit dans l'herbe. Il me restait trois essais, bien assez pour un succès acceptable.

Je projetai avec vigueur ma troisième fléchette vers le cercle de bois. C'est alors que le destin frappa. Une vile créature, matrone à l'imposante stature, choisit ce moment pour passer devant la cible. Certains prétendent qu'elle était à sept pieds de là : médisances infâmes qui visent à me nuire. On verra plus loin comment l'ignoble femme avait ourdi son complot. Ma fléchette, filant dans les airs tel un fier frelon, alla tout droit s'enfoncer au centre du cercle ; mais hélas, pas celui tracé sur le bois. Elle atteint avec une précision stupéfiante le fondement du vaste postérieur de l'intruse, exploit digne des héros anciens.

Loin de déclencher les bravos qui auraient été de mise, il me valut, de façon étonnante, les rires de la foule. La virago, poussant de hauts cris, m'accusa alors d'homicide prémédité et de mille intentions perverses qui ne sauraient effleurer la cervelle d'un honnête pantin. Tout serait rentré dans l'ordre, car je gardais un calme exemplaire, si le mari de la malapprise n'avait surgi. Masque de chien galeux sur le visage, attitude enragée, je vis aussitôt que j'étais tombé dans un traquenard : ils en avaient après moi et avaient tout organisé afin de me dérober chemise, chapeau, bourse et chausses vernies.

Ceux qui m'ont vu affronter les 17 gardes du temple de Syllibir en combat singulier savent que je ne crains ni les combats ni le ridicule. Si l'homme à tête de mâtin voulait en découdre avec moi, il était tombé sur un os. Hélas, son épouse, probablement prêtresse de quelque démon du Dévin (la zone des enfers où croupissent les joueurs malchanceux) semblait avoir ensorcelé mes poings. Chacune des prises subtiles que je tentais contre le toutou se retournait contre moi, et en quelques instants je compris que mordre la poussière, la remordre et la mâchonner comme une vache l'herbe grasse du pré était ce soir-là mon destin. Le sinistre combattant à tête de caniche allait me porter le coup de grâce lorsqu'une voix quasi divine s'éleva au-dessus des cris d'épouvante de la foule.

« Va t'en, vil manant ! »

Guérin – oui, c'était lui ! venait me porter secours, usant de la magie de son verbe et de sa naturelle assurance pour renvoyer le cabot à la niche. Le faquin, sentant qu'il avait trouvé son maître, s'enfuit la queue basse, sans plus me molester.

Je décidai de rester à terre quelques instants, tel le sage, afin de contempler au-dessus de moi la beauté du firmament et les deux lunes qui brillaient dans le ciel, hors de portée, elles au moins, de ces fléchettes maudites. Puis, tout danger canin écarté, je me relevai et jetai vers la cible mes derniers projectiles, pour m'assurer qu’ils étaient truquées. Ce qui était le cas car je manquai encore mon but. Guérin, je te dois une fière chandelle, et même un chandelier tout entier : si un jour un dragon est sur le point de t'occire, tu peux être sûr que je me dresserai entre le monstre et toi (dans la limite des risques acceptables).

Ces épuisantes péripéties achevées, nous pouvions espérer un repos bien mérité. Mais c'était compter sans le deuxième acte sinistre de cette nuit, qui était décidément placée sous le signe des forces maléfiques.

L'heure de la Fouine

Un cortège inattendu faisait irruption dans la zone du carnaval. Fringants étalons, cavaliers à la parure immaculée, belles dames et gardes aux armes rutilantes : voilà qui contrastait avec les paysans crasseux et autres fripouilles en guenilles qui jusqu'à présent constituaient l'essentiel de l'assistance. Le comte local en personne venait d'arriver, messire de la Fouine (si j'en crois son blason) : un personnage gras, riche et bien vêtu, aussi à l'aise parmi ses sujets que maître goupil dans un poulailler. Derrière lui, une frêle et gracieuse demoiselle était accompagnée d'un individu qui paraissait, si la chose est possible, encore plus roublard que le comte. Les murmures de la plèbe m'apprirent qu'il s'agissait de la fille du comte et de son époux.

Le noble, soucieux d'appliquer la théorie du ruissèlement qui, selon certains philosophes, assure que les plus riches ont l'obligation de distribuer les miettes de leur fortune au reste de la populace afin d'éviter de se faire égorger, ceci pour le bien de tous, s'employa aussitôt à lancer vers la foule des piécettes de cuivre, provoquant une émeute au cours de laquelle moult coups furent échangés, pour la plus grande joie des nobles. Son gendre, qui semblait vouloir pousser plus loin encore la jouissance de voir les faibles s'abaisser devant lui, jetait au peuple des grains de blé, de riz et sans doute un assortiment de débris et moisissures de premier choix.

Nous nous éloignâmes de ce déplaisant spectacle. Fracasse, pour marquer sa désapprobation de ces méthodes immorales, décida de gagner sa pitance à la sueur de son front. Il releva le défi du Casse-tonneau organisé à l'entrée du camp, et avec l'aide (virtuelle) de Labroche, éventra en quelques coups la barrique emplie de piécettes, qui contribua elle aussi à renflouer notre caisse. Huria serait contente – à moins que nous décidions enfin d'utiliser nos gains de la soirée pour nous offrir le boire et le manger, surtout le boire en ce qui concernait le saint homme ventripotent.

Mais nous n'avons pas eu le temps de mettre ces plans à exécution : car, à peine arrivé au carnaval, le comte cassait déjà l'ambiance.

« À la garde ! Ma fille a été enlevée ! Alerte ! criait le noble à qui voulait l'entendre – et vu son air paniqué, ce n'était pas un simple exercice de sécurité. »

Son gendre se tenait à ses côtés, et la vue de son visage passablement tuméfié était à la fois une source de joie et un motif d'inquiétude pour tous : car on sait que lorsqu'un noble prend des coups, il se débrouille toujours pour les rendre au décuple aux pauvres bougres qui subissent son joug.

Le comte n'en était pas encore là ; et s'il est vrai que ses gardes, ayant fermé les accès du champ de foire, menaçaient de leurs arbalètes quiconque tentait d'en sortir, le noble agitait une bourse et promettait honneur et récompenses à qui dénoncerait les ravisseurs, et plus pour qui ramènerait la dame, si possible encore en vie et en état excellent ou très bon. Nos cœurs de héros, et la perspective de cette aumône, nous mirent aussitôt en branle. Fénésia se souvenait des mises en garde de sa nouvelle âme sœur, la conteuse, qui lui avait indiqué deux personnages peu recommandables dans la foule des paysans : un grand maigre au masque de singe et un autre déguisé en cochon. Ces tristes sires étaient-ils mêlés à l'enlèvement de la jeune femme ?

Mais où avaient-ils pu la dissimuler, alors que les gardes et la foule avide de récompenses fouillaient chaque recoin du champ de foire ? Il fallait qu'elle soit dans quelque recoin improbable, à l'abri de tous les regards. Et quel lieu est plus invisible que celui qui doit être au centre de toutes les attentions…

Le géant de paille ! Le clou du spectacle ! Plus personne ne semblait s'y intéresser. Mais nous avons remarqué un détail incongru : sous l'immense figure de bois et de fagots, une trappe était dissimulée sur le sol. Où pouvait-elle mener ? Je rampai tel un lézard vers cette issue, et l'ouvris. Un escalier taillé dans la pierre s'enfonçait dans l'inconnu, promesse de sombres secrets, de mystères révélés, d'humidité et de moisissures. Des brins de paille disséminés sur les marches indiquaient que ce passage avait été emprunté il y a peu.

D'un geste, j'invitais mes camarades à me suivre, et nous nous trouvâmes bientôt à la queue leu leu dans l'étroit escalier. Tout le monde ne s'éclatait pas pour autant, sauf Labroche, très excité par cette aventure, car l'obscurité qui régnait en ces lieux nous mettait à la merci de la première embûche venue. Louée soit Fénésia, maîtresse des flammes et des ondes, qui d'un geste fit apparaître un orbe de lumière dans sa main. Nous pouvions maintenant distinguer les innombrables marches qui nous mèneraient peut-être vers la gloire et la richesse, à moins que ce soit vers le trépas.

Os courts !!

L'interminable escalier débouchait dans un long couloir, aux murs de pierre taillée. Guérin reconnut sans peine le travail d'habiles maçons des temps anciens, et nous confirma que nous n'étions pas dans un vulgaire repaire de brigands, mais bien dans les catacombes de quelque forteresse oubliée.

Je précédais le groupe de quelques pas, bravant le danger tel un héros antique afin de protéger les miens. Saine précaution : mon œil exercé repéra bientôt une dalle piégée, qui aurait sans aucun doute déclenché un piège mortel, boulet de pierre broyant nos os (et membres de bois) ou flot de vitriol, boule de feu, torrent de vermine, voire explosion de poil à gratter… Nous évitâmes prudemment la dalle branlante, échappant à une mort certaine grâce à mon adresse, je tiens à le mentionner en toute modestie.

Mais nos épreuves ne faisaient que commencer : car nous arrivions dans une vaste salle, dont les murs percés d'alcôves évoquaient une crypte ancienne. Au bout de la pièce, une porte ; mais face à nous, un trône de pierre sur lequel se tenait un répugnant personnage. Un squelette, recouvert de pierreries et de colliers d'or, vue qui aurait été plaisante si le drôle avait été un simple macchabée. Mais il avait le très mauvais goût d'agiter la tête, et les lueurs rouges au fond de ses orbites n'étaient pas le reflet de notre éclairage fénésique sur des rubis, mais plutôt une lueur maléfique typique de ce genre d'individu.

D'une vois sépulcrale, Osso Bucco (il me plait d'imaginer que tel est son nom) nous interpella :
« Halte, mortels qui troublez mon repos ! Je n'en puis plus d'être sans cesse dérangé – il y a 50 ans déjà on m'a réveillé en sursaut, et aujourd'hui les vivants défilent dans ma retraite comme des rats dans une cave à fromage.
– Nous ne faisons que passer, rendormez-vous sans faire de chichi, fut en substance notre réponse collective. Mais le squelette ne l'entendait pas de cette oreille, ce qui s'explique aisément car il n'en possédait plus.
– Rebroussez chemin ou vous devrez me combattre, grogna le mort-vivant. »

Affronter des paysans armés de fourches, des gardes et leurs hallebardes, voire Huria et sa louche, cela ne nous fait pas peur. Mais les choses revenues du royaume des ombres, c'est une autre affaire, et personne n'était impatient d'en découdre avec Osso Bucco.

Nous plaidions notre cause avec conviction, arguant que nul parmi nous ne souhaitait troubler son repos, et que si notre quête n'était pas remplie, plus d'humains viendraient à leur tour envahir ce lieu de sieste éternelle. Le squelette se laissa attendrir, et jugea sans doute qu'il n'avait guère de butin à récupérer sur nos carcasses en cas de combat. Il nous proposa de nous laisser passer à condition de résoudre une énigme. Activité dont sont friands les aventuriers de notre trempe, assurément.

« Jour et nuit je travaille à m’en briser l’échine,
Fièrement je porte le fruit de mon labeur,
Mais rien n’échappe aux griffes de la fouine,
Elle est mon prédateur, elle est mon fossoyeur. »

Osso Bucco croyait nous poser une colle, mais nos connaissances en histoire naturelle nous permirent de répondre sans hésitation qu'il s'agissait d'un gallinacé bien connu : l'écureuil, qui porte les noisettes et tombe sous les crocs du redoutable carnivore. Il s'avéra que cette réponse n'était pas la bonne. Un peu tard, nous comprîmes que la question était métaphorique : il eut sans doute fallu répondre « le paysan », victime des abus du comte. Mais Osso Bucco, grand seigneur, accepta de nous donner une seconde chance en échange d'un bracelet de verre taillé que Fénésia accepta de lui offrir. Il énonça de sa voix de spectre une nouvelle énigme :

« Mon corps se vide de son sang,
Et je brûle à la pleine lune,
Ma vie alimente le nécromant,
Afin de renaître de ma rancune. »

Nous ignorions tout de cette tradition étrange, mais il nous apparut que la réponse était aussi la solution de notre quête : la fille du comte ! Et voilà que la voie vers le dénouement de notre aventure était ouverte, et que nous comprenions à quel horrible destin la jouvencelle était promise. Un sorcier maléfique voulait la sacrifier en cette nuit doublement pleinelunée, afin de perpétuer ses pouvoirs impies. Après avoir fait de rapides adieux à Osso Bucco, nous avons franchi la porte qui mènerait à la fin de cette aventure – soit par victoire sur les forces du mal, soit par décès brutal de notre petite troupe.

Un tunnel s'enfonçait sous terre : nous n'étions plus dans des caves maçonnées, mais dans une galerie troglodyte plus ancienne encore. Et cette galerie déboucha enfin dans une caverne… La lueur de flammes dansant au loin nous alerta, et Fénésia éteignit aussitôt sa loupiote. Tapis dans l'ombre, nous scrutions la caverne, si vaste que ses extrémités restaient indiscernables. A un jet de flèche de nous, un foyer éclairait une petite zone de la grotte.

Près du feu, les deux malandrins à masque de cochon et de singe montaient la garde. Quelques pas plus loin se jouait une scène à glacer le sang (sauf pour moi qui n'en ai pas). L'infortunée Comtesse, ligotée à un épais poteau, semblait évanouie. D'une plaie sur son bras, son sang s'écoulait dans un flacon tenu par une femme à l'allure maléfique. Sûrement la nécromante dont avait parlé notre vieil ami Osso ! Ses traits juvéniles et ses formes accortes ne parvenaient pas à dissimuler son apparence la plus vile : sans aucun doute, la sorcière usait de la magie la plus répugnante pour voler à d'innocentes victimes leur innocente fraîcheur. Il fallait que cesse cette iniquité, au nom de la Justice, du Bien, et de la récompense promise par le Comte.

Nous étions seulement cinq, dont un apprenti encore frèle, un pantin détestant la violence et une magicienne délicate ; face à nous, une troupe innombrable composée de deux gaillards et d'une puissante nécromante. Ses sortilèges auraient l'occasion de nous transformer en rongeurs, ou de nous réduire en cendre avant même que nous soyons arrivés à porter un coup à ses sbires… Il fallait ruser.

L'heure de vérité

Fénésia, une fois de plus, avait la solution. Elle murmura quelques paroles cryptiques, et nous entoura d'un voile de mystère et de brume qui recouvrit nos silhouettes et amortit nos pas. Cette magie allait nous permettre de contourner nos ennemis et de nous approcher de la sorcière afin de la surprendre.

Aussi doucement que possible, malgré le quintal de Fracasse et la quincaillerie de Guérin, nous avons progressé vers la démone. Et nous étions à six longueurs de spaghetti d'elle quand Fénésia déclencha le signal de l'attaque : elle articula une formule somnifère qui envoya aussitôt le cochon et le singe au pays des rêves. Avant que la nécromante ait pu réagir, Fracasse le moine lui administrait son sacrement favori : un coup de bâton propre à déloger tout démon de sa carcasse, suivi d'un crochet du gauche qui éleva spirituellement la damnée de quelques pieds vers le Ciel. Guérin, splendide dans son armure presque neuve, plongea son épée dans le ventre de l'infâme créature, tout en psalmodiant une prière qui sembla blesser la sinistre mégère plus encore que le fer de sa lame. La nécromante, sous le coup de cet assaut sacré, commença à se recroqueviller. J'en profitai pour planter ma courte épée Jimini dans sa gorge, d'où le sang se mit à jaillir tel la douche mal réglée d'une auberge de seconde zone. Mais la vile créature était encore en vie. Fénésia, d'un mot puissant et compliqué à prononcer, jeta sur elle un feu purificateur qui sembla l'engloutir, tel Tippex le Blanco éradiquant les fautes d'Ortograv dans la légende bien connue.

La nécromante était vaincue ! Fracasse libéra la jeune victime, qui heureusement n'avait pas perdu trop de sang. Une bonne assiette de boudin saurait vite la guérir. Sans perdre un instant, nous avons ligoté les deux complices de la nécromante. Ils seraient les seuls témoins de cette sombre affaire, car le corps même de la sorcière avait été consumé, des cheveux aux orteils.

Notre retour sur le champ de foire fut, on s'en doute, triomphal.

Le comte était si soulagé de retrouver sa fille bien aimée qu'il fut pris d'une crise de générosité inattendue : et, au lieu de nous faire fouetter pour avoir posé nos pattes sales sur la demoiselle, il nous gratifia tous d'une généreuse récompense. 40 pièces chacun, et attention, pas des lires d'argent, non, d'authentiques et rutilantes pièces d'or ! Un tel magot était inespéré !

Guérin profita de l'occasion pour faire ce qu'en langage de la cour on appelle « refiler un CV » : faisant état de ses qualités de noble chevalier désargenté, il se fit connaître du comte qui lui promit une faveur à la première occasion. La protection des puissants est un trésor plus rare encore que les richesses (enfin, tout dépend quand même de la quantité de richesses), et ce serment pourra s'avérer précieux à l'avenir.

Nous aurions volontiers partagé le boudin avec la comtesse, qui reprenait lentement ses esprits, mais le gendre ne semblait pas l'entendre ainsi. Ce déplaisant personnage paraissait d'ailleurs bien peu reconnaissant à notre égard, peut-être peu enthousiaste de voir son beau-père dilapider sa fortune pour une compagnie de traine-savates. Nous avons décidé de nous éclipser aussi vite que possible, de crainte qu'il ne lance ses hommes à nos trousses, ou que d'autres bandits des environs aient vent du magot que nous transportions maintenant.

Nous sommes donc sur la route du retour, et j'écris ces lignes en pensant au sourire d'Huria lorsqu'elle apprendra la bonne nouvelle, ainsi qu'aux litres de Chianti, parures de perles, armes rutilantes, dentelles et vêtements de premier choix que ce trésor nous permettra d'acquérir si notre Mamma ne nous confisque pas tout.

Avanti vers de nouvelles aventures !


Cover image: Fénésia and Massimila dancing at the fair by Elsa

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